14 février 2010
L'apport de la réflexion historico-stratégique de Daniel Reichel
La dix-huitième et dernière communication a été présentée par le Docteur Bernard Wicht, privat-docent à l'Université de Lausanne.
Mettre l'histoire au service de la cité : voici un souci permanent qu'eut Daniel Reichel. Non pas pour faire des emblèmes sur les murs, non pas pour se mettre en scène, mais pour promouvoir une histoire qui pose des questions critiques. Reichel n'est pas le Clausewitz des Alpes, méconnu et incompris ; pour nous, Suisses, il pose cependant des questions importantes, dont la première est : comment garantir la survie de cette construction qui s'appelle « la Suisse » ? Et ceci en mettant cette question à la lumière de l'histoire. C'est aussi la raison pour laquelle Daniel Reichel est moins percutant au-delà des frontières.
L'histoire, création continue : par cette formule, l'idée de Reichel n'était pas de réinterpréter sans cesse l'histoire, mais d'appeler l'histoire au secours d'un pays - la Suisse -, de citoyens qui, ne s'étant pas battus depuis 150 ans, ont besoin d'autant plus des leçons de l'histoire parce qu'ils ne paient pas le prix du sang. Comment se préparer lorsque nous n'avons pas la perspective du combat ? Par la lecture, la recherche et l'écriture, et si possible de thèmes qui nous déplaisent, parce que cela nous amène à nous remettre en question.
Quant à sa méthode de travail, Daniel Reichel s'est présenté comme le défenseur de la pensée militaire francophone, de manière à compenser la formation avant tout germanophone donnée en Suisse allemande. Il est pourtant très germanique dans son approche et a une volonté de saisir la substance, non seulement des peuples, mais aussi des choses - qu'est le moteur premier, qu'est-ce qui fait bouger la chose. Il utilise souvent la méthode du radiologue, afin d'aller derrière les apparences, afin d'aller au fond des choses.
Le combattant individuel est au centre des préoccupations de Reichel. Pour lui, c'est uniquement un soldat qui sait pourquoi il se bat et qui sait avoir des chances de succès. D'où l'intérêt pour la manœuvre aux petits échelons, pour la cohésion du groupe de combat. Ce dernier doit être un groupe de copains, qui se connaissent depuis longtemps, qui forment une communauté, avec un côté famille et un côté démocratique. Le meilleur exemple de cette efficacité du groupe de combat, conduisant la manœuvre des petits échelons et le combat décentralisé, sont les Stosstruppen de l'Allemagne de 1914-18.
Posted by Ludovic Monnerat at 10h44
13 février 2010
Méditer la guerre ou penser la gestion de crise - antithèse ou continuum ?
La dix-septième communication a été présentée par Alain Vuitel, chef de la Centrale nationale d'alarme (CENAL).
Notre époque, comme par le passé, demeure marquée par des potentiels militaires tout à fait importants, avec des ressources financières substantielles pour les développer et les entretenir. Nos sociétés voient néanmoins d'autres sources de déstabilisation. L'apparition d'États faillis y contribue notamment.
Le mot « guerre » existe depuis le XIe siècle et désigne globalement une lutte armée. La définition de la « crise » évoque en revanche, initialement, la phase décisive d'une maladie (le mot a donc une origine médicale). Ce terme n'est utilisé dans le contexte des relations internationales qu'à partir de 1898 (crise de Fachoda). Ces deux éléments, crise et guerre, sont des éléments définissant un moment décisif dans l'existence d'une nation ou d'une société.
Par ailleurs, une crise peut mener à une guerre, et une guerre peut mener à une crise. Mais si l'on ne s'attaque qu'aux symptômes sans aller à la racine du conflit, on ne peut résoudre celui-ci.
Enfin, le terme de « guerre » fait de moins en moins partie de notre vocabulaire - les discussions en Allemagne sur l'engagement de la Bundeswehr en Afghanistan en sont un exemple. On a parallèlement une recrudescence de l'emploi du mot « crise », comme la Suisse le constate ces derniers mois.
Finalement, pour Monsieur et Madame Tout-le-Monde, le conflit armé n'est pas la première préoccupation. Celle-ci a trait d'abord à la sécurité, à la criminalité, à la santé, à l'emploi, etc. Au niveau de la société suisse, trouver l'équilibre entre tous ces différents éléments - comme y doit parvenir le prochain RAPOLSEC - est particulièrement difficile. Il en va de même pour la communauté internationale. Pour comprendre la véritable nature d'un problème, il s'agit donc d'ouvrir la perspective et de ne pas se concentrer de manière obtuse sur le problème lui-même. Il faut ouvrir la pensée.
Les grands penseurs militaires ont consacré toute leur énergie à tenter d'identifier un certain nombre de principes généraux susceptibles de guider le commandant dans le brouillard de la guerre. Mais la guerre est un duel, qui passe ensuite par l'application du choc (force humaine), puis de la manœuvre (force animale) et enfin du feu (force mécanique), ce qui aboutit à augmenter le nombre de dimensions, dont le temps reste un élément-clef. Il s'agit de protéger ses capacités propres, mais aussi de protéger sa propre population, sur le plan moral, physique, économique, politique ou encore social, ce qui aboutit à la résilience d'une société face à une crise. Le dosage entre les différents éléments évolue à travers le temps ; on tend également à diminuer les risques, ce qui sera évident avec le concept de « guerre zéro mort ».
Les combats en Afghanistan confèrent ainsi une importance considérable à la propre protection, mais aussi au feu ; on essaie en revanche d'éviter le choc. Mais cette guerre se déroule au milieu des populations, ce qui nous place dans un autre cadre que le duel de la guerre, puisqu'il s'agit de gagner la confiance de la population. Ceci provoque un dilemme : la manœuvre sécuritaire - établir l'ordre et la sécurité, avec le choc et le feu - doit être gagnée, mais aussi la manœuvre économique, ce qui implique une libre circulation des personnes, laquelle contredit la manœuvre sécuritaire. La manœuvre morale doit également être gagnée, afin de gagner cette confiance. Il y a donc une approche nécessairement double entre le duel des volontés - avec des effets létaux - et le gain de confiance - avec des effets d'entraînement.
Dans ce contexte, les forces armées ont un rôle à jouer, mais de nombreux autres organes doivent également jouer leur rôle, ce qui aboutit à un nouveau dosage entre les instruments, étant entendu que l'adversaire combattant est bien la pointe émergée d'un ensemble comprenant les appuis extérieurs, les flux financiers, le recrutement, les bases arrières, l'idéologie, etc. Il y a donc des dimensions sociétales qui doivent s'opposer.
En conclusion, il y a bien une contradiction entre le mélange choc-feu-manœuvre-protection et la gestion des crises (persuasion-opportunités-synergies-résilience), même si la liberté de manœuvre est commune aux deux approches.
Posted by Ludovic Monnerat at 15h06
Le nouveau brouillard de la guerre
La seizième communication a été présentée par le Professeur Hervé Coutau-Bégarie, directeur de recherches en stratégie au Collège interarmées de Défense (CID, Paris).
Le brouillard de la guerre résulte d'une incertitude fondamentale, provenant de l'absence de renseignement sur l'ennemi. On essaie d'y suppléer en collectant le renseignement, mais aussi par l'intuition - savoir ce qu'il y a de l'autre côté de la colline. Une autre source de friction à la guerre provient de la difficulté à concilier le choc, la manœuvre et le feu - puisqu'ils ont été pendant longtemps largement exclusifs les uns des autres.
La manœuvre suppose la vitesse et la mobilité ; le choc, lui, suppose la masse, la puissance - une masse qui a d'abord été conçue en termes d'effectifs humains, puisque les armements de l'époque classique étaient relativement similaires. Le feu, enfin, suppose de disposer du matériel adéquat, avec la recherche d'une portée toujours plus grande. Tout cela est très difficilement compatible, et l'armée est traditionnellement organisée en armes - chacune correspondant, selon les époques, à une modalité fondamentale. Il en résulte des différences de moyens, mais aussi d'état d'esprit.
Trouver l'équilibre entre ces éléments fonde un débat qui traverse toute l'histoire militaire. Entre 1914 et 1918, on constate ainsi l'échec de l'offensive, qui révèle l'insuffisance du choc, lequel avait été faussement assimilé au primat des forces morales. Durant toute la guerre, on va essayer de restaurer la manœuvre sans entièrement y arriver. Le tournant ne va se situer que dans l'entre-deux guerres, avec la mécanisation, qui rend possible la combinaison simultanée des trois modalités, combinaison concrétisée par le « blitzkrieg » : le choc physique et psychologique du couple blindé-avion, la manœuvre permettant une exploitation opérative, voire stratégique, d'une percée tactique, et le feu fixant et immobilisant les forces adverses.
La supériorité de la manœuvre sera progressivement mise en échec durant la Seconde Guerre mondiale par le primat du choc selon le modèle russe : le rouleau compresseur. Les fronts russes voient les troupes foncer tout droit ; elles ne peuvent du reste pas dévier, puisqu'elles se heurteraient à un autre front. A côté de ce modèle russe figure le modèle américain fondé sur le feu, comparé par le général Brune à une gigantesque entreprise de démolition, orchestrée jusqu'à ce que la résistance adverse s'effondre.
Après 1945, le sens de la manœuvre va progressivement se perdre, avec une sclérose de la pensée militaire classique, concurrencée par la pensée militaire axée sur la stratégie nucléaire et par la pensée découlant de la guerre révolutionnaire. De plus, on se focalise à cette époque sur des modèles d'armée très lourds en prévision d'une troisième guerre mondiale. Par ailleurs, la réduction de l'incertitude due aux progrès de la détection, de l'observation et de la surveillance contribuera à ce déclin.
La manœuvre va regagner en importance dans les années 1970 avec le déclin des armées de masse, mais aussi suite au traumatisme dû à la guerre du Vietnam et en raison de l'avènement des armes de précision. Ceci aboutira à la révolution des affaires militaires et à sa profusion de noms formidables. La supériorité de l'information deviendra d'ailleurs la doctrine militaire officielle des États-Unis. En espérant mettre fin à l'incertitude, on rêve d'une guerre technicienne. Ce qui ne fonctionne que si l'on trouve un adversaire assez bête pour en accepter les termes.
Mais l'homme est capable d'apprendre, notamment lorsqu'il a vu d'aucuns se faire pulvériser. La guerre du Kosovo sera la première occurrence du déclin d'un tel modèle, le camouflage et les leurres abusant le plus souvent les capteurs alliés. La guerre d'Irak, en prenant la forme de stratégies irrégulières, sera un contournement encore plus radical de ce modèle. Les combats entre Israël et le Hezbollah au Liban, en 2006, seront une autre illustration d'une mise en échec de l'approche technicienne, avec des îlots de résistance statiques et indépendants qui échappent aux conceptions d'origine américaine appliquées par l'aviation israélienne. Ce qui aboutit à recréer le brouillard de la guerre, notamment au niveau politique.
Posted by Ludovic Monnerat at 15h05
La bataille par le choc, la bataille par le feu et le « Show of Force »
La quinzième communication a été présentée par le Docteur Philippe Richardot, membre du comité scientifique du CHPM.
En schématisant, de l'Antiquité à 1900, on pratique la bataille rangée à vue, avec des troupes sous la vue des généraux ; à partir de 1900, on commence à pratiquer la bataille conduite aux instruments. De même, jusqu'en 1500, c'est le choc à travers le fer qui est le mode de combat principal ; après une période mixte, le combat par le feu devient dominant à partir de 1660, alors qu'on passe ensuite, parallèlement, à un combat aéroterrestre à partir du début du XXe siècle, puis aéroblindé et aéromobile à partir de l'entre-deux guerres, pour en venir au « show of force ».
A travers l'histoire, on connaît maints exemples de batailles remportées par le camp le moins nombreux, parce que la qualité l'emporte sur le nombre. Le Moyen-Âge change peu ces conditions jusqu'à l'apparition des archers anglais, un feu efficace capable de pénétrer les cuirasses. Le développement du feu va faire constamment diminuer la proportion de blessures infligées par arme blanche, et le fusil inflige la grande majorité des pertes aux XVIIIe et XIXe siècles. Le feu a un côté égalisateur dans les pertes, loin des grands déséquilibres des batailles antiques, où le massacre s'abat sur le vaincu. Au contraire, en 1914-18, l'artillerie inflige 60% des pertes - hors de vue des formations prises pour cible.
La grande rupture dans la bataille reste cependant la bataille aéroblindée de la Seconde Guerre mondiale, où les armées combattent dans la profondeur de fronts gigantesques. Les batailles à vue et linéaires se font dès lors en flèche, le long de routes et dans des localités - ce qui aboutit du reste à une confusion entre bataille et siège, par la durée et l'ampleur même des batailles (cf. la « bataille » de Stalingrad, de septembre 1942 à février 1943). Les commandants modernes doivent ainsi maîtriser l'invisible, et utiliser les moyens de communication sans voir les combats pour néanmoins conduire et orienter ceux-ci. Du coup, les causes de pertes évoluent aussi : lors de la bataille Dak To, du 3 novembre au 1er décembre 1967, 70% des pertes infligées aux soldats vietnamiens le sont par la puissance aérienne américaine.
C'est à cette époque que commence le « show of force » - la médiatisation des conflits -, lorsque la télévision fait entrer la guerre dans les foyers des populations restées au pays.
Posted by Ludovic Monnerat at 14h47
Le feu, le choc, la manœuvre et l'incertitude dans les opérations spéciales
Dans la mesure où cette communication a été préparée par le soussigné, seul un résumé préalable en est ici donné.
Les actions menées hier comme aujourd'hui par les forces spéciales sont caractérisées par une exploitation maximale de l'incertitude pour éviter toute réaction adverse avant d'atteindre l'objectif fixé. Cette approche non conventionnelle, qui existe depuis la nuit des temps, confère aux opérations spéciales une importance croissante dans les zones de crise actuelles, parce qu'elles promettent des effets ciblés et contrôlés, avec un degré de discrétion - et d'intégration au milieu - que les forces conventionnelles ne permettent pas.
La manœuvre est donc au cœur de telles opérations, et les unités qui les mènent sont spécialement recrutées, instruites et équipées pour manœuvrer au mieux et provoquer un choc décisif. Leur force repose sur la performance, la flexibilité et l'invisibilité d'un nombre minimal de combattants. Mais si le manteau d'incertitude qui les protège en vient à se déchirer, les forces spéciales se retrouvent dans une situation d'infériorité qui peut mener au désastre, en raison de leur puissance de feu limitée et de leur incapacité à encaisser des chocs adverses.
Cette nature de fleuret stratégique, porté à bout de bras sans bouclier, est éclairée par plusieurs études de cas.
La première, l'opération « CHARIOT », menée par les opérations combinées britanniques du 26 au 28 mars 1942, verra l'utilisation du choc pour détruire la seule installation capable d'effectuer des réparations sur le cuirassé allemand Tirpitz le long de la façade atlantique de l'Europe occupée, et ainsi empêcher une percée de ce dernier dans l'Atlantique Nord susceptible d'interrompre les lignes de communication avec la base industrielle américaine. Le raid des commandos britanniques, mené à 1 contre 10 et marqué par une inflation des objectifs faute de connaître avec certitude la faiblesse des installations portuaires, occasionnera des pertes très sévères pour les Alliés, même si leur objectif sera atteint.
La deuxième, l'opération « BARRAS », menée par les troupes britanniques du 5 au 10 septembre 2000, verra l'utilisation du choc et plus encore de l'incertitude adverse pour libérer 6 soldats britanniques retenus en otages à l'intérieur de la Sierre Leone par une bande rebelle fortement armée. Face à une situation susceptible d'aboutir rapidement à un massacre, les forces spéciales britanniques ont réussi à surprendre et à fixer ces combattants irréguliers - le temps de libérer les otages - puis à leur donner une leçon. De la sorte, c'est à la fois la crédibilité de la communauté internationale et le processus de stabilisation du pays ravagé par la guerre civile qui ont été restaurés.
Ces deux études de cas fournissent à leur tour un aperçu des capacités nécessaires aux opérations de demain.
Posted by Ludovic Monnerat at 14h41
Doctrine militaire, guérilla et contre-guérilla : les approches majeures des forces armées suisses (1815-2005)
La treizième communication a été présentée par le col EMG Christian Bühlmann, officier supérieur adjoint du Chef de l'armée.
D'un point de vue suisse, la guérilla peut paraître incongrue, mais c'est dans la perspective du faible au fort que cette guérilla prend son intérêt. Par ailleurs, les engagements majeurs de l'armée suisse ne sont pas focalisés sur le combat, mais plutôt sur la maîtrise de la violence.
Les facteurs de la conduite opérative - force, espace, temps, information - et les manifestations de la force - feu, choc, manœuvre mais aussi protection, pour suivre les réflexions du col EMG Reichel - doivent être posés pour comprendre la notion de guérilla. Il s'agit également de comprendre les différences entre le combat symétrique (duel entre deux adversaires globalement égaux, et suivant les mêmes règles, par le choc et par le feu), le combat dissymétrique (duel entre deux adversaires globalement inégaux, et qui est également régulé) et le combat asymétrique (pas de duel, pas de règles, entre deux adversaires totalement différents).
La pensée militaire suisse au début du XIXe siècle s'interroge sur les réponses à apporter aux menaces posées par les voisins. L'approche romantique, initialement, prend pour modèle les hauts faits des Confédérés et considère que leurs valeurs suffiraient à combler les lacunes de la préparation militaire. Plusieurs auteurs proposent donc une défense basée sur le modèle de la guérilla espagnole (asymétrie). Ensuite, des officiers ayant connu le service à l'étranger préconisent une approche régulière, inspirée de Clausewitz et de Jomini (symétrique, et si nécessaire asymétrique). Entre les deux alternatives, un colonel bâlois proposera un compromis reposant sur la poursuite des tactiques des Confédérés (dissymétrie).
Pendant le Réduit national, face à la menace du choc et de la manœuvre des forces armées allemandes, la Suisse se base sur la protection et sur le feu dans le secteur alpin (approche dissymétrique).
A partir de 1948, la Suisse cherche à définir une stratégie pour contrer la menace de la guerre froide d'origine soviétique, sans pour autant considérer une alliance. Une défense de partisans couplée à des armes non conventionnelles est proposée (approche asymétrique). Le futur commandant de corps Ernst propose une approche axée sur l'emploi de l'infanterie et les renforcements de terrain (approche dissymétrique). Une autre approche, découlant de la guerre mobile, sera également préconisée dans le sens d'une manœuvre mécanisée (approche symétrique).
Au final, l'Armée 61 se développe de manière symétrique (acquisition de matériel lourd), de manière dissymétrique (renforcement du terrain), mais aussi de manière asymétrique (développement d'une résistance secrète).
Comment peut-on utiliser ce modèle dans une approche prospective, face à une violence non militaire ? Il s'agit d'étendre le modèle de Reichel, en cherchant d'autres dissymétries dans l'emploi de la force, dans l'espace (emploi d'autres espaces - cyberespace, espace sémantique, etc.), dans le temps (en allant plus vite ou plus lentement que l'adversaire) et à travers l'information (augmenter l'incertitude de l'adversaire et diminuer la propre incertitude). Ceci permet d'utiliser des vecteurs non seulement militaires, mais également diplomatiques, économiques et informationnels pour influencer la volonté de l'adversaire.
Avec ce modèle du feu, du choc, de la manœuvre et de la protection, on parvient à analyser de manière simple les conflits. En ce qui concerne la Suisse, on retrouve toujours une démarche basée sur la protection et sur le feu, avec une approche dissymétrique, du pauvre au fort (manque de moyens pour l'approche symétrique).
Posted by Ludovic Monnerat at 14h13
12 février 2010
Feu - Mouvement - Manœuvre - Choc - Incertitude dans l'Armée 61
La douzième communication - et la dernière de la première journée du symposium - a été présentée par Hervé de Weck, historien, ancien rédacteur en chef de la Revue militaire suisse. Elle est également un hommage au colonel EMG Daniel Reichel.
La stratégie, c'est un discours politique et une doctrine d'engagement des forces armées. La conception 66 met un terme à la discorde entre « statiques » et « mobiles ». On ne peut plus opposer des fronts stables et statiques à un adversaire aéromécanisé, utilisant des armes conventionnelles ou non conventionnelles ; toutefois, le terrain suisse favorise la défense. Du coup, l'Armée 61 est avant tout une armée d'infanterie : celle-ci regroupe 43% des effectifs, qui s'élèvent à quelque 780'000 hommes. La puissance de feu et la protection de l'infanterie sont renforcés, notamment grâce à des armes antichars et des armes d'appui, avec une fortification importante. Mais la mobilité reste faible, et le nombre de véhicules de transport comme leur absence de blindage contraignent l'infanterie à un engagement statique, sur les terrains-clefs et les passages obligés. Les autres armes appuient l'infanterie, mais ne lui sont pas subordonnées.
En 1961, l'état-major général favorise le développement des troupes blindées. Des régiments de chars sont formés autour de chars de combat Centurion, mais aussi avec du matériel provenant en partie de surplus alliés (Universal Carrier, camions Dodge). Il faudra attendre l'introduction de systèmes blindés modernes - chars de grenadiers M-113, obusiers blindés M-109, etc. - pour concrétiser l'ambition de l'armée suisse.
La doctrine de l'Armée 61 exclut la guerre de mouvement comme la défense linéaire : la guerre combinée est une solution typiquement suisse - l'infanterie s'agrippe à ses positions et ralentit l'adversaire, en créant les conditions pour une riposte mécanisée visant à détruire cet adversaire. La division d'infanterie sera peu apte à mener la défense combinée jusqu'au moment où elle recevra un bataillon de chars, afin d'appliquer cette doctrine dans son propre dispositif.
Pour les Suisses, la puissance de feu joue en faveur de l'envahisseur ; le renforcement du terrain vise à compenser cette infériorité, y compris pour les positions de combat de l'infanterie. Malgré cela, les capacités de défense de l'armée suisse étaient solides : des simulations menées dans les années 1980 ont montré que les troupes de combat de l'Armée 61 auraient été capables de détruire 4500 véhicules blindés adverses en un long combat d'usure, soit l'équivalent de 15 divisions de fusiliers motorisés détruites à 40%.
Posted by Ludovic Monnerat at 17h54
Sur la peur du feu et ses conséquences : l'exemple de la société polonaise à l'apogée du stalinisme
La onzième communication a été présentée par le Professeur Maria Pasztor, professeur d'histoire à l'Université de Varsovie.
La Pologne, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, était une nation aliénée par son puissant voisin soviétique ; la population polonaise, épuisée par la guerre, mais mécontente de sa situation, était donc partagée entre la peur du feu - celui des armes de l'occupant - et l'envie de l'incendie.
Il est difficile de trouver des sources historiques, en raison de la censure qui prévalait dans la Pologne de l'époque, et du fait que les Polonais n'avaient pas le loisir d'exprimer librement leurs sentiments.
Dès 1946, une partie des Polonais avaient l'espoir d'un nouveau conflit armé, susceptible de les libérer de l'emprise soviétique, alors que d'autres redoutaient les conséquences d'un tel conflit ; des informations circulaient discrètement au sein de la population sur le déclenchement d'une telle guerre, avec même des dates précises, entre 1946 et 1952. Le régime communiste assimilait ces informations à de la propagande ennemie et s'efforçait de les étouffer. Les rumeurs sur l'imminence d'une guerre s'intensifièrent à la suite d'événements de portée mondiale, comme les tensions autour de la Turquie et de la Grèce en 1947, la proclamation de la doctrine du « containment » par l'administration Truman, les émeutes en Allemagne de l'Est, la mort de Staline ou encore l'élection de Dwight Eisenhower. Ces perspectives de conflit étaient alors couplées à un retour de la Pologne à ses frontières d'avant la Seconde Guerre mondiale et à son indépendance, ou alors à un retour offensif des Allemands expulsés au-delà de l'Oder en 1945.
La crainte d'une guerre prochaine ne découlait pas seulement d'une perception spécifique des événements internationaux : les décisions des autorités polonaises, comme le déplacement de troupes sur le territoire (par exemple les manœuvres menées par quelques escadrons au nord du pays en 1948), étaient interprétées par la population à travers un prisme similaire. En 1949, l'enregistrement de tous les hommes par les autorités militaires a suscité les mêmes craintes de conflit, avec la perspective d'une levée de troupes dans ce but. Les événements de la vie politique polonaise avaient également pour conséquences des rumeurs et des spéculations sur un conflit à venir.
Les Polonais associaient la guerre au changement démocratique du pays ; on voyait une Pologne libérée, riche et sans parti communiste, alors que d'aucuns voyaient la restitution des terres prises aux Allemands, en échange de la récupération des terres annexées par les Soviétiques. Les Polonais croyaient aussi en la supériorité présumée des forces armées occidentales, capables prétendument de déclencher et de remporter une guerre rapide, sans employer des armes atomiques, face aux forces soviétiques. Une rumeur insistante a même prêté aux Alliés la capacité d'engager des bombes somnifères.
Dès cette époque, la population polonaise voyait un monde divisé en deux, entre l'Ouest capitaliste et libre, et l'Est communiste aux ordres de Moscou. L'U.R.S.S. était déjà perçue comme un « empire du mal », et un espoir immense était placé dans les forces armées occidentales, américaines et britanniques.
Posted by Ludovic Monnerat at 17h53
Un choc qui paralyse : la stratégie de la marine impériale japonaise de Port Arthur (1904) à Pearl Harbour (1941)
La dixième communication a été préparée par le Professeur Anthony Clayton, ancien professeur d'histoire militaire à l'Académie royale militaire de Sandhurst. En l'absence de l'auteur, elle a été lue par un membre du comité scientifique du CHPM.
En 1904 et en 1941, le Japon commence deux fois une guerre contre un ennemi beaucoup plus puissant que lui, par une attaque surprise, c'est-à-dire un choc, pendant que des négociations diplomatiques masquent les préparatifs de combat.
Lors de la guerre russo-japonaise, l'empereur du Japon ordonne la destruction des navires russes basés à Port Arthur. La marine impériale nippone, la Kaigun, est moins puissante que la flotte russe d'Extrême-Orient. Toutefois, l'amiral Togo est parfaitement renseigné sur le mouillage des navires russes, dont l'équipage menait une vie insouciante ; et au soir du 8 février, les torpilleurs japonais attaquent par surprise ces navires ; 3 cuirassés sur 7 sont gravement endommagés. Le lendemain, la flotte russe sort du port, mais subit des pertes douloureuses, dont celle de son navire-amiral, qui saute sur une mine japonaise. Lorsque le tsar envoie le reste de sa flotte faire presque le tour du monde pour punir la flotte japonaise, celle-ci remporte au contraire une victoire éclatante. Les Japonais en tirent une leçon : un choc initial peut être décisif pour une guerre.
Dans l'entre-deux guerres, les forces armées japonaises sont partagées : l'armée considère que l'ennemi se trouve sur le continent, alors que la marine considère l'US Navy comme son ennemi principal. Mais la marine elle-même sera divisée entre, d'une part, les partisans des super cuirassés - ce qui mènera au lancement du Yamato et du Musashi, et donc à l'idée d'une bataille décisive en mer -, et, d'autre part, les tenants du porte-avions, qui parviendront à une flotte aéronavale comptant 7 grands porte-avions alors sans équivalent. L'amiral Yamamoto se fait l'avocat d'une frappe aérienne sur des bâtiments américains au mouillage, ce qui aboutira à l'attaque de Pearl Harbour le 7 décembre 1941. La surprise est donnée par le silence radio, par l'itinéraire adopté et par les conditions atmosphériques ; mais les porte-avions américains ne sont pas au port, et seuls les cuirassés du Pacifique sont gravement touchés.
C'est finalement un fiasco stratégique, et les Japonais ont commis une grave erreur : une bataille comme Port Arthur ne peut pas servir de leçon stratégique.
Posted by Ludovic Monnerat at 17h52
Choc, feu, manœuvre et incertitude dans la guerre : l'exemple du combat de Rossignol (22 août 1914)
La neuvième communication a été présentée par le lt col Olivier Lahaie, Chef d'escadron, directeur des études d'histoire à Saint-Cyr-Coëtquidan, docteur en histoire moderne et contemporaine.
Le combat de Rossignol est l'exemple d'un affrontement imprévu, impensable.
Dans le cadre du Plan XVII, le généralissime français vise à une double offensive, avec un effort porté au sud du front, en direction de l'Alsace, et un effort porté au nord, en fonction du comportement des troupes allemandes. Ceci aboutira à une attaque des troupes françaises - IIIe et IVe Armées - dans les Ardennes, pendant que deux armées allemandes s'avancent au nord-ouest, dans le cadre de la manœuvre prévue par le plan Schlieffen-Moltke. C'est donc dans un terrain coupé que se livrera un combat de rencontre.
Du côté français, on ne comptait pas sur un engagement sérieux pour le 22 août 1914 ; c'est le corps d'armée colonial qui s'avancera sur Rossignol, comme partie est du fuseau de la IVe armée. La cavalerie du corps d'armée colonial se forme en avant sur une colonne, avec l'infanterie sur une autre colonne, et l'artillerie organique en appui. Au matin du 22 août 1914, les avant-gardes françaises butent sur les troupes allemandes ; mais c'est uniquement la 3e division d'infanterie coloniale qui affrontera tout un corps d'armée adverse, les autres éléments du corps d'armée colonial étant séparés par le terrain compartimenté et eux-mêmes au contact avec d'autres éléments allemands.
Le commandement français ne se rend pas compte tout de suite que c'est une position déjà solide, avec des tranchées et des mitrailleuses, qui s'oppose à son avant-garde ; les ordres de poursuivre la poussée sur Neufchâteau aboutissent à des charges qui sont brisées dans le sang. Ce sont au contraire les Allemands qui vont repousser constamment les troupes françaises, lesquelles doivent organiser une défense dans le village de Rossignol et sont dès midi dans une situation critique. Une lutte terrible oppose les Français, toujours plus désespérés, aux Allemands, et les premiers finissent par être submergés en fin d'après-midi. La 3e division d'infanterie coloniale est ainsi sacrifiée, et ne parvient à retarder que de 24 heures la poussée allemande. Les autres éléments du corps d'armée colonial subissent également de lourdes pertes.
Les causes de cet échec cuisant sont d'abord la sous-estimation des effectifs allemands par le commandement français, qui croit voir l'aile droite de l'adversaire là où se trouve son centre (et qui estime la présence de 5 corps d'armée là où 13 sont présents), et le mépris général du renseignement dans le commandement français, renseignement considéré comme un risque pour le maintien de l'esprit offensif. L'automatisme de l'offensive fausse tous les raisonnements, et la perception des rares informations est biaisée par la conviction qu'une attaque soutenue parviendra quoi qu'il en soit au succès. Ainsi, les informations sur la présence de nombreux soldats allemands devant leurs troupes, transmises par la population locale au commandement du corps d'armée colonial, ne seront simplement pas prises au sérieux ; pour leur part, les bulletins de renseignements transmis par le 2e bureau du GQG à la veille des combats n'annoncent que peu de troupes, mais ils sont vieux de 3 jours et totalement périmés.
Les combats de Rossignol sont ainsi emblématiques de la guerre des frontières, avec à la clef des pertes énormes du côté français, dont 75% en raison de l'artillerie adverse.
Posted by Ludovic Monnerat at 16h11
« Manœuvre napoléonienne » et « offensive à outrance ». La manœuvre dans l'armée française entre 1880 et 1914
La huitième communication a été présentée par le Docteur Dimitry Queloz, vice-président du Comité de Bibliographie de la Commission internationale d'histoire militaire.
L'armée française a eu deux doctrines entre 1880 et 1914 : la « manœuvre napoléonienne », développée par l'École supérieure de guerre, restée en vigueur jusqu'à la veille de la Première Guerre mondiale, et l'offensive à outrance.
Après la guerre de 1870, la défaite française fut expliquée avant tout par les déficiences intellectuelles au sein d'une armée fonctionnarisée, favorisant la routine et le service intérieur, au détriment de l'innovation. L'École supérieure de guerre fut créée pour combler cette lacune. Parmi les enseignants, les généraux Lewal, Maillard et Bonnal établirent en une décennie une doctrine interarmes, la « manœuvre napoléonienne », censée reprendre les secrets des victoires de l'Empereur, mais qui était toutefois une construction intellectuelle. Le règlement qui la mettra en œuvre en 1895 restera en vigueur jusqu'en 1913.
L'importance du feu faisait partie de cette doctrine, en réponse notamment aux expériences de 1870. Mais le poids croissant du moral, en accord avec une époque de transformations rapides sur fond de nationalisme, se fera peu à peu sentir.
Le but de la « manœuvre napoléonienne » consistait à détruire l'armée ennemie, et l'offensive constituait le moyen d'y parvenir. Cette manœuvre comptait 4 phases : l'engagement de l'avant-garde, le combat d'usure, l'attaque décisive, puis la poursuite - ou la retraite. De ce fait, l'avant-garde jouait un rôle-clef en assurant la sûreté de l'armée, en obtenant des renseignements et en menant des actions offensives forçant l'adversaire à dévoiler son dispositif. Le combat d'usure visait pour sa part à provoquer l'engagement des réserves adverses et donc à amener le point à partir duquel la décision pouvait être emportée.
Cette doctrine fut remise en cause, d'abord dans ses fondements historiques il est vrai incertains, puis dans son application au sein des conflits contemporains (guerre des Boers, par exemple), et enfin dans sa nature même, comme au sujet du rôle prépondérant de l'avant-garde (et le fait que celle-ci devait comprendre environ 30% des effectifs). Le concept même de l'attaque décisive manquait de clarté. Du coup, la « manœuvre napoléonienne » tomba peu à peu dans l'abandon, tout en restant la doctrine officielle de l'armée. Le développement du rôle du moral, enfin, ouvrit la voie à l'offensive à outrance.
Les grandes idées de celle-ci ont été présentées en 1911 par le colonel de Grandmaison. Ces idées ont formé les bases de la doctrine adoptée par l'armée française juste avant la Première Guerre mondiale. En dépit d'un état d'esprit très offensif et de l'importance accordée aux facteurs moraux, et contrairement à l'impression qu'en a donnée l'historiographie, cette doctrine était équilibrée. De plus, elle n'a pas été appliquée par les troupes faute de temps pour la diffuser, et donc n'est pas responsable des pertes immenses subies par les troupes françaises au début du conflit.
La conception de Grandmaison tablait sur une sûreté obtenue par l'offensive elle-même, et accordait une primauté aux forces morales. Pour lui, il était nécessaire d'être plus offensif que l'adversaire ; de plus, la réalisation devait primer la conception. L'offensive à outrance comptait dès lors deux phases : premièrement, un engagement de colonnes juxtaposées et autonomes, précédées d'une avant-garde n'ayant que de faibles effectifs ; deuxièmement, un engagement de la réserve sur une aile dans une certaine mesure de manière préconçue, dans l'optique d'une action rapide.
Les deux grands défauts de la « manœuvre napoléonienne » étaient la croyance en une vertu absolue de la manœuvre et le caractère systématique de ses principes, l'avant-garde et l'attaque décisive. La doctrine de l'offensive à outrance, comme réaction à la « manœuvre napoléonienne », était moins ambitieuse et présentait un caractère plus réaliste ; elle représentait toutefois un recul sur le plan conceptuel, le moral devenant le mode d'action tactique et la manœuvre lui étant subordonnée, alors que l'exécution du plan prenait clairement le pas sur sa conception, au risque de tout transformer en un « en avant ! » général.
Posted by Ludovic Monnerat at 16h05
Choc, feu, manœuvre et incertitude chez les penseurs allemands du XIXe siècle
La septième communication a été présentée par Jean-Jacques Langendorf, écrivain et historien, maître de recherches à l'Institut de stratégie comparée de Paris.
La théologie - en l'occurrence le piétisme - a joué un rôle essentiel dans la pensée militaire prussienne, et par extension allemande. Au milieu du XVIIIe siècle, la théologie allemande traverse une crise : face à la montée des sciences et des acquis scientifiques, le théologien se sent désécurisé, et il tente d'introduire une scientificité dans la théologie. C'est un retour aux choses elles-mêmes, à l'essentiel, que le piétisme veut mettre en œuvre (« Zu den Sachen selbst »). Et c'est exactement la démarche de Clausewitz : revenons à la guerre elle-même. La pensée militaire de la fin du XVIIIe siècle, engluée dans des détails insignifiants, consacrée par la Kartoffelkrieg (surnom de la guerre de Succession de Bavière, 1778-1779), où s'enchaînent des manœuvres sans résultat, sera ainsi vigoureusement remise en question.
Dans « De la guerre », Clausewitz n'accorde qu'un chapitre extrêmement court à la manœuvre, pour dire avant tout de ne pas manœuvrer ; il s'agit au contraire d'attaquer, fondamentalement, systématiquement, sans perdre de temps à la manœuvre. Les questions-clefs sont : de quoi s'agit-il, et que faut-il faire. C'est une simplification radicale de la pensée militaire.
Par ailleurs, les expériences très néfastes faites par les armées frédériciennes avec le feu, et notamment lors de la bataille de Torgau, où les pertes furent immenses et où le souverain prussien fut blessé, provoquent une prise de conscience que le choc ne sert plus à rien, que les armées n'arrivent plus au contact l'une de l'autre, surtout lorsque l'artillerie est engagée. Il s'agit dès lors de mener une action rapide, qui sera toujours moins meurtrière que la manœuvre effectuée sous le feu. Les plans de Moltke en 1866 se distinguent d'ailleurs par une simplicité extraordinaire : on fonce sur Vienne.
La guerre de 1870 illustre cette approche : il s'agit de foncer le plus vite possible, avec 3 armées, sur la capitale française, et de tout dévaster sur leur passage. Le combat à front renversé de Gravelotte est une exception : les Prussiens y cherchent le choc et subissent une véritable tuerie, et n'ont pas conscience d'avoir gagné la bataille alors même que les troupes françaises se retirent. Le roi de Prusse pleure d'ailleurs en parcourant le champ de bataille, devant l'ampleur du sacrifice consenti par ses troupes.
Le retour à l'essentiel de la pensée militaire prussienne, en accord avec les réalités techniques de son temps, aboutit donc à privilégier le feu, sous la forme de l'attaque directe et frontale qu'il soutient. Zu den Sachen selbst !
Posted by Ludovic Monnerat at 15h15
L'artillerie, force de frappe de l'armée napoléonienne
La sixième communication a été présentée par le Docteur Alain Pigeard, spécialiste international d'histoire militaire napoléonienne.
A la fin du XVIIIe siècle, on assiste en France à l'avènement du système de Gribeauval : pendant la guerre de Sept Ans, l'artillerie française n'était pas assez manœuvrière, et le poids de l'artillerie va être diminué de 40% afin de regagner en mobilité ; par ailleurs, les officiers d'artillerie seront instruits dans une école d'artillerie spécialisée.
L'artillerie française sous l'Empire comprend 8 régiments à pied (un 9e lorsque la Hollande fera partie de l'Empire) et 7 régiments à cheval, avec en plus 13 bataillons du train d'artillerie (après la militarisation en 1807), auxquels il faut ajouter l'artillerie de la garde impériale. Le régiment d'artillerie à pied comprend 2 bataillons à 11, puis 10 compagnies, chacune comptant 6 pièces, soit 4 canons et 2 obusiers. L'artillerie à cheval (ou « artillerie volante ») a un ordre sensiblement identique. Les pièces d'artillerie vont dès lors devenir un enjeu tactique à part entière de la bataille, les lignes de feu qu'elles déclenchent ayant des effets sans commune mesure avec celles de l'infanterie.
Les pièces d'artillerie de l'époque, en bronze, tirent jusqu'à 150 coups par bataille ; du reste, 85% des artilleurs sont sourds, en raison de ces cadences de feu. On compte environ 20 mètres entre chaque pièce placée en ligne. La portée utile oscille entre 800 et 1000 mètres, mais il existe des épisodes où des obus ont entrainé des pertes à une distance de 2300 mètres. Le parc d'artillerie est gigantesque, par exemple pour s'occuper des 1200 canons de la Grande Armée. De plus, il faut 15 soldats pour servir une pièce et l'approvisionner : 8 pour charger, mettre à feu et dégorger la pièce, et 7 pour transporter les obus des caissons (mis à l'abri) aux pièces (en principe placées sur des hauteurs).
La place de l'artillerie se renforce constamment sous l'Empire. A Marengo, l'armée française compte 15 pièces de canon pour 30'000 hommes. Elle se développe ensuite constamment : 139 pièces à Austerlitz, 488 pièces à Wagram, 587 à la Moskova et plus de 600 à Leipzig.
Posted by Ludovic Monnerat at 14h58
La coordination interarmes pendant les guerres du Premier empire
La cinquième communication a été présentée par Patrick Bouhet, historien, collaborateur scientifique auprès du ministère français de la Défense.
Il s'agit d'abord de clarifier la terminologie entre combat, coordination et coopération interarmes. Le combat interarmes comme symbiose d'unité et de qualité d'armes différentes n'existe pas dans le premier Empire, parce que chaque arme occupe une surface, par sa densité, qu'elle ne peut partager. On peut parler seulement, pour cette époque, d'une coopération interarmes, et celle-ci est accidentelle ; il n'y a pas de conception a priori des 3 armes, mais la situation du moment - comme à Fontenoy - a fait que l'on prend les armes disponibles et qu'on les fait coopérer. On ne parle de coordination interarmes que lorsqu'il y a une doctrine préétablie, qui aboutit à une volonté commune dans l'emploi conjoint des trois armes. Avant la Première guerre mondiale, on parle d'ailleurs de liaison interarmes, lorsque chaque arme contribue au succès d'ensemble en combattant son propre adversaire - artillerie contre artillerie, infanterie contre infanterie. Ce n'est pas une coordination.
Les penseurs militaires du XVIIIe siècle sont marqués par le débat entre ordre mince et ordre profond, mais aussi par la volonté de retrouver une capacité de manœuvre ; on cherche ainsi à combiner la ligne et la colonne. Des réflexions sont également émises concernant l'appui réciproque des armes, notamment entre infanterie et artillerie, ainsi que sur le principe de la division des troupes, afin de fixer l'adversaire et d'avoir les ressources - ce qui implique des armées nombreuses - pour pouvoir le harceler et l'user sur ses arrières.
La période considérée n'est pas marquée par une modification rapide des technologies pour le fantassin : le fusil utilisé par les armées du début du XIXe siècle reste largement le même qu'au XVIIIe ; le fusil anglais introduit en 1730 sera ainsi utilisé jusqu'en 1830. En revanche, l'introduction de nouvelles techniques comme le pas cadencé a fortement renforcé la solidité des unités d'infanterie, et a augmenté leurs capacités de manœuvre. En parallèle, l'artillerie s'est allégée ; le train d'artillerie se militarise, alors que l'artillerie à cheval est créée en France en 1792, ce qui aboutit à redonner une vraie mobilité. Enfin, la cavalerie ne subit pas de changement majeur, mais une spécialisation des armes : hussards et chasseurs à cheval (cavalerie légère, pour la découverte, la couverture, le renseignement), dragons (qui sert pour le combat à pied et à cheval, et comme cavalerie de ligne), carabiniers et cuirassiers (cavalerie lourde pour le combat en ligne).
Le tout fait que la manœuvre est à nouveau possible. On construit, sous le premier Empire, un ensemble qui tient donc compte des capacités des différentes armes. Ce qui aboutit à une coopération interarmes, avec une meilleure connaissance des armes respectives au sein des officiers généraux, sans que, pour autant, une doctrine commune soit élaborée. Au niveau opérationnel, en revanche, la création du corps d'armée permet d'avoir un ensemble cohérent avec des corps d'infanterie, comprenant de l'artillerie et une petite cavalerie, la garde impériale et des corps de cavalerie lourde. Cet ensemble permet de conduire la manœuvre avant la bataille, chaque corps agissant comme une petite armée et la garde servant de réserve générale.
La période napoléonienne a permis à la tactique d'arriver à une certaine maturité concrétisant tous les écrits du XVIIIe siècle ; elle a permis, en les rassemblant, d'accéder à l'art opératif.
Posted by Ludovic Monnerat at 14h52
Malplaquet, Fontenoy, Rossbach : les batailles-mères du choc et de la manœuvre au XVIIIe siècle
La quatrième communication a été présentée par le Professeur Jean-Pierre Bois, professeur émérite d'histoire moderne de l'Université de Nantes.
Ces trois batailles sont considérées ici uniquement sous l'angle tactique : Malplaquet est une bataille où l'on voit l'utilisation du feu ; Fontenoy montre comment est utilisé et mis en défaut le choc ; alors que Rossbach voit l'initiation d'une manœuvre qui transforme l'art de la guerre. Ces batailles ont été retenues par les militaires comme objets d'étude privilégiés pour leur réflexion au sujet de cet art.
Malplaquet, une non victoire française, se déroule à la fin de la guerre de Succession d'Espagne, alors que la France est en situation difficile et se doit d'arrêter une invasion alliée en détachant une armée de secours. Fontenoy, une victoire française, se déroule alors que la France est dans une dynamique victorieuse, pendant la guerre de Succession d'Autriche, lorsque les Alliés tentent de prendre à revers l'armée française assiégeant Tournai. Rossbach, une déroute française, se déroule au début de la guerre de Sept Ans, alors que la France est en bonne posture, mais quand Frédéric II va au-devant des Français pour arrêter leur armée malgré une infériorité numérique.
A Malplaquet, les Français commandés par Villars puis Boufflers prennent position dans une trouée, l'infanterie en ligne sur 4 rangs de profondeur, répétée à environ 300 mètres en arrière, puis la cavalerie - qui n'est plus déterminante pour le combat - encore derrière. Les Alliés commandés par Marlborough, le prince Eugène et Orange prennent, en ligne, une position relativement comparable. L'infanterie de ligne progresse par bataillon jusqu'à arriver à portée de l'adversaire, afin d'ouvrir le feu ; le résultat du feu déterminera ensuite le déroulement de la mêlée. A Malplaquet, excepté une mêlée dans un coin, la bataille s'est résumée à une immense fusillade (des « tireries », selon de Saxe), aboutissant à 30'000 hommes tués, blessés ou disparus. Après une journée de la sorte, les deux armées - utilisant un feu égal - restent sur leurs positions, et les Français attendent le lendemain un nouvel assaut allié qui ne viendra pas.
Les discussions sur la bataille de Malplaquet aboutiront à donner une plus grande importance au fer, c'est-à-dire au choc.
A Fontenoy, Maurice de Saxe a placé son armée en ligne d'angle, ce qui lui donne une meilleure vision de ses troupes, mais il a également fortifié les villages (Antoing, Fontenoy) et édifié quelques fortins, tout en installant de très fortes positions d'artillerie, car il attend la montée en ligne des Alliés. Ceux-ci, qui ont l'initiative, sous le commandement de Waldeck (Hollandais), Königsegg (Hollandais et Autrichiens) et Cumberland (Anglais et Hanovriens), attaquent effectivement en ligne, et sont repoussés à coups de canon, jusqu'à ce que les Anglais - avant tout en raison du terrain - attaquent en colonne, ce qui aboutit au choc. La ligne française ne résiste pas et subit des pertes importantes. Mais la colonne anglaise s'enfonce tellement qu'elle subit soudain l'action combinée de l'artillerie française, de front, de la cavalerie et de l'infanterie française sur les deux flancs, ce qui met hors de combat une colonne de 15'000 hommes.
Les discussions sur la bataille de Fontenoy ont montré que le choc, à son tour, n'est pas nécessairement décisif.
A Rossbach, les Français - affaiblis par un double commandement reflétant la composition des troupes - sont arrêtés par l'armée prussienne de Frédéric II disposée sur une colline, et prennent des positions renforcées. Le lendemain, les Français opèrent un mouvement tournant en vue de prendre l'armée de Frédéric II à revers. Ce mouvement, mis en œuvre trop lentement, est repéré et observé par les Prussiens, qui repositionnent leur armée en conséquence et mènent une charge furieuse contre la cavalerie française, puis contre l'infanterie française située derrière. Les Français sont mis en déroute. Les pertes en tués ne sont pas énormes, mais les Français perdront tout de même 10'000 hommes - avant tout prisonniers, signe de l'importance prise par la manœuvre.
Posted by Ludovic Monnerat at 14h46
L'évolution de la tactique des hussards au XVIIIe siècle en Europe
La troisième communication est présentée par le Professeur Ferenc Tóth, maître de conférences d'histoire moderne à l'Université protestante réformée Gáspár Károli, Budapest.
Les hussards sont aujourd'hui un symbole national hongrois, mais constituent pourtant un phénomène européen. On désigne par ce terme une cavalerie légère d'inspiration ottomane, apparue en Hongrie par le biais de la noblesse serbe, que les conquêtes des Ottomans ont progressivement repoussée toujours plus au nord. A l'origine, les hussards sont avant tout faits pour affronter les spahis ottomans, et sont équipés de lances comme de sabres pour pratiquer la manœuvre et le choc. Plus tard, la cavalerie hongroise constituera une évolution de ces hussards, et aura pour mission de protéger la très vaste frontière - véritable no man's land - avec l'Empire ottoman.
La fréquence croissante des armes à feu au XVIIe siècle - notamment des pistolets - aboutit à une évolution des tactiques, entraînant ainsi à la fin de ce siècle chez les hussards hongrois la disparition des lances et renforçant la place du sabre. Les hussards polonais, connus dès la même époque lors des guerres du Nord comme à l'occasion du deuxième siège de Vienne, sont globalement similaires. La normalisation des hussards se produit en parallèle, avec la formation du premier régiment de hussards hongrois dans l'armée impériale en 1672.
D'autres armées - dont l'armée royale française - créent ponctuellement des régiments similaires, surtout à partir de la guerre de Succession d'Espagne, régiments alimentés avant tout par des déserteurs des troupes hongroises, ceci en raison de la guerre d'indépendance mettant aux prises l'armée impériale et des rebelles sur le territoire de l'Empire. La guerre austro-turque de 1737-1739, plutôt méconnue, a cependant un impact majeur sur l'évolution des hussards : il n'y a eu durant ce conflit presque aucune bataille, mais des « affaires », c'est-à-dire des opérations de petite guerre, ainsi que l'application de la tactique de la terre brûlée, qui ont tout de même provoqué la perte de dizaines de milliers de soldats. Le manque de régiments de hussards dans les troupes impériales - 3 régiments seulement, pour une armée de 50'000 hommes - est alors criant.
Lors de la guerre de Succession d'Autriche, les troupes impériales auront ainsi bien davantage de troupes hongroises sous forme de hussards (11 régiments au total, soit 35'000 hommes en période de guerre), qui vont jouer un rôle décisif pour sauver la situation de la reine Marie-Thérèse, dans la guerre qui l'a notamment opposée à la couronne de France. Ce sont du reste les expériences néfastes vécues face aux hussards hongrois lors de ce conflit qui vont décider les Français à introduire de nombreux régiments de hussards et à réglementer leur fonctionnement comme leur emploi.
Les hussards impériaux ont également des succès initiaux lors de la guerre de Sept Ans, avec des coups d'éclat comme la prise de Berlin. C'est du coup la Prusse qui prend au sérieux la menace des hussards, et qui se met à former ses propres régiments de troupes légères à cheval, alors que Frédéric II pour sa part considère ces régiments comme des écoles de guerre propres à former les officiers. L'effet de ces réformes se verra lors de la guerre de Succession de Bavière, où ces nouveaux régiments prussiens feront la preuve de leur supériorité. Cette arme est donc en pleine évolution, l'art militaire des hussards devient de plus en plus complexe, dans un développement tout à fait comparable aux grands changements de l'époque.
Posted by Ludovic Monnerat at 14h44
La bataille de Novare (1513) : une victoire chevaleresque
La deuxième communication est présentée par le Docteur Olivier Bangerter, membre du comité scientifique du CHPM.
La bataille de Novare n'a pas marqué les esprits comme la bataille de Marignan, mais elle illustre le fonctionnement du système suisse et en montre les limites. Elle se situe à une époque où la France tente de reprendre le contrôle du duché de Milan, avec à ses côtés Venise, alors que seuls les Confédérés appuient le duc. Le siège de la ville n'aboutit pas, la Diète ayant envoyé des renforts.
Le jour de la bataille, le 6 juin 1513, l'armée française compte 10'000 fantassins en état de combattre, soit 5000 lansquenets et 5000 fantassins italiens comme français, ainsi que 1500 cavaliers lourds, 1500 cavaliers légers, 25 canons et entre 400 et 600 arquebuses. Du côté suisse, on compte 8800 fantassins, avec une petite cavalerie milanaise, sans que l'on sache exactement comment l'armée confédérée était organisée ou commandée.
Aux premières lueurs du jour, les soldats suisses sortent de la ville en désordre ; la première attaque est le fait des « enfants perdus » et vise l'artillerie française, mais elle n'aboutit pas. Le gros des Confédérés arrive sous le feu de l'artillerie française : 3000 hommes se lancent dans un assaut frontal, alors que 4000 autres tentent de tourner les positions françaises. L'attaque frontale est repoussée, mais les Français - et notamment la cavalerie lourde, engagée en contre-attaque - subissent des pertes sensibles ; l'attaque de flanc provoque un changement de front de l'infanterie française et de son artillerie ; le choc entre les Confédérés et les lansquenets est très violent, mais aucun adversaire ne cède du terrain. Les arquebuses des lansquenets déclenchent un feu sur les flancs des Suisses qui engendre des pertes énormes, mais les hallebardiers suisses sortent des rangs puis massacrent les arquebusiers allemands. Ceci aboutit à une retraite en désordre des troupes françaises. Les Suisses comptent quelque 1000 morts, contre 5000 à 7000 hommes pour les vaincus, et une bonne partie de leur artillerie.
Novare est une victoire sans appel pour les Confédérés. Pourtant, les forces et faiblesses des deux camps étaient relativement équilibrées. Les Suisses ont pour eux la qualité tactique de leurs fantassins, dans l'effet de choc qu'ils engendrent et dans leur capacité à manœuvrer, y compris sous le feu adverse ; ils ont également un moral plus élevé et ont la conviction de leur supériorité vis-à-vis des lansquenets comme des Français. En revanche, leur commandement n'est pas unifié et peine à influencer la conduite des troupes, alors qu'une véritable mystique du choc frontal, qui s'est développée depuis les guerres de Bourgogne, aboutit à réduire l'importance accordée aux armes à feu. Le manque de cavalerie, enfin, a empêché de pleinement exploiter le succès et donc d'anéantir l'armée adverse.
Les Français avaient une armée équilibrée, a priori capable d'une tactique interarmes entre infanterie, cavalerie et artillerie. Cette dernière est abondante et bien commandée, et le feu de ses canons est responsable de la majorité des pertes subies par les Confédérés. La cavalerie lourde a également gagné le respect des Suisses, grâce à ses contre-attaques sanglantes à travers les rangs pourtant serrés des piquiers helvètes. Enfin, les lansquenets font jeu égal ou presque avec les fantassins suisses, et ils le montreront à Marignan comme à Pavie. Toutefois, le caractère bicéphale du commandement français - qui plus est avec un Français et un Italien - aboutit à une conduite des troupes défaillante, ainsi qu'à une incapacité de prévoir l'attaque des Suisses, par excès de confiance. Les différentes armes, enfin, ne sont pas en mesure de s'appuyer l'une l'autre.
A Novare, le choc - secondé de la manœuvre - l'a emporté sur le feu. Mais ce dernier tue bien davantage qu'avant, en ce début du XVIe siècle, ce qui indique la limite des tactiques confédérées et annonce les déconvenues prochaines.
Posted by Ludovic Monnerat at 14h43
Killing zone : la mort au combat en Grèce ancienne
La première communication est présentée par le professeur Pierre Ducrey, professeur honoraire de l'Université de Lausanne.
Par « killing zone », on entend l'espace de quelques mètres ou centimètres qui sépare deux combattants à l'arme blanche jusqu'au choc ; mais cela décrit aussi les quelques secondes séparant les avions détournés le 11 septembre 2001 de l'impact sur les tours du World Trade Center, ou les quelques secondes séparant le camion bourré d'explosifs le 23 octobre 1983 du cantonnement des Marines américaines pris pour cible à Beyrouth. A la différence que de nos jours, certains clans, groupes ou réseaux ne recherchent aucune protection et comptent au contraire sur le sacrifice du combattant, ce que constitue un changement de paradigme.
Un autre parallèle peut être tiré entre l'histoire antique et l'époque contemporaine : alors que les Grecs avaient pour coutume de massacrer les hommes et d'emmener en captivité les femmes et les enfants lors de la prise d'une ville ayant refusé de se rendre, la ville de Srebrenica a subi le même sort en 1995, lorsque quelque 8000 hommes ont été massacrés par les troupes serbes bosniaques. L'imagerie antique montre clairement de tels massacres, ainsi que la réduction à l'esclavage des non combattants. Cette violence extrême faisait partie des us et coutumes.
C'est cependant bien le combat des phalanges grecques, visant à l'anéantissement des troupes adverses (y compris lorsqu'une phalange s'oppose à une autre phalange) et s'avançant en ordre rangé au son de la musique, qui incarne bien le choc à l'époque antique. Le bataille, qui se déroule à coups de lances puis d'épée, produit bien plus de blessures sanglantes que l'historiographie ne l'a souvent dit. Ces combats très violents finissent d'ailleurs par montrer leurs limites, parce que la recherche d'autres approches tactiques aboutit à la multiplication des armes de jet (le feu) et à la recherche de situations plus favorables (la manœuvre), ce qui rendra finalement caduque la phalange grecque.
Posted by Ludovic Monnerat at 14h41
Choc, feu, manœuvre et incertitude dans la guerre
Comme en 2006, le soussigné a la chance de pouvoir participer au symposium bisannuel du Centre d'histoire et de prospective militaires. Ce symposium, le XVIe du nom, sous le titre « Choc, feu, manœuvre et incertitude dans la guerre », se déroule les 12 et 13 février 2010 au Centre Général Guisan à Pully. Ces deux journées de réflexions couvrent un éventail très large de sujets, et les résumés qui en sont faits sur ce blog visent uniquement à saisir quelques éléments essentiels, susceptibles à leur tour de susciter d'autres réflexions, ou à tout le moins de donner un aperçu des travaux d'un conférencier particulier.
Dans la mesure où je vais également présenter une communication, il me sera difficile de couvrir l'ensemble des présentations. Mais je ferai au mieux !
Posted by Ludovic Monnerat at 14h39
9 novembre 2009
Les raisons de la vraie chute
Alors que les célébrations de la chute du Mur de Berlin vont bon train, il vaut la peine de s'intéresser aux véritables raisons de cet événement, qui annonçait l'effondrement du Pacte de Varsovie. La fin de cette prison géante qu'était l'Allemagne de l'Est ne saurait être travestie en victoire de la désobéissance civile, du pacifisme, des bons sentiments : la vraie question est de savoir pourquoi la révolte des Allemands de l'Est en 1989 n'a pas été écrasée par les chars comme celle des Hongrois en 1956, des Tchécoslovaques en 1968 ou celle des Polonais en 1980. Ce n'est donc pas l'opposition des peuples aux régimes communistes qui était le facteur déterminant, vu qu'elle s'était manifestée dès les années 50, mais bien l'incapacité soudaine de ces régimes - et notamment du plus puissant d'entre eux, point de mire planétaire de tous les croyants de l'idole collectiviste - à perpétuer leur emprise sur ces peuples.
L'Union soviétique du début des années 80, celle qui a permis au général Jaruzelski de contenir la révolte en Pologne, paraissait d'une puissance irrésistible : elle venait d'envahir l'Afghanistan pour se rapprocher d'un accès au Golfe et renforcer sa position stratégique, elle contrastait outrageusement avec les États-Unis toujours hantés par l'échec vietnamien et humiliés par la prise d'otage en Iran, et plusieurs experts des questions de défense au sein de l'OTAN annonçaient à grands cris le danger d'une infériorité militaire irrémédiable face au Pacte de Varsovie. Les Jeux Olympiques de Moscou, en partie boycottés, étaient le symbole de l'Est triomphant par opposition à l'Ouest déclinant. Les dirigeants momifiés comme Brejnev, immuables sentinelles érigées par la Grande guerre patriotique, assistaient en silence au spectacle de leur puissance militaire. L'indigence insupportable des populations soumises au communisme était largement ignorée.
L'Union soviétique de la fin des années 80, celle qui a laissé le Mur de Berlin être abattu, symbolisait au contraire une impuissance fatale : elle se retirait d'Afghanistan après perdu 16'000 hommes et ses rêves de conquêtes, elle contrastait tristement avec un Occident en pleine révolution technologique et transfiguré par l'informatique et les télécommunications, et ne parvenait plus à cacher l'échec monumental du communisme, à la surprise générale de ses thuriféraires de par le monde et de ceux - immensément nombreux - qui avaient cru à ses apparences. L'aura de victoire inévitable, l'impression d'incarner le sens de l'histoire, étaient balayés par le marasme économique et par la défaite militaire. Un dirigeant jeune et dynamique comme Gorbachev devait admettre la faillite du régime qui l'avait porté au pouvoir. L'aspiration des populations à goûter la liberté incarnée par l'Ouest s'était même étendue aux forces armées, gardiennes ultimes des tyrans.
Que s'est-il passé pendant cette décennie décisive ? On pourrait le résumer par l'échec des armées, par la banqueroute du système et par l'exode des esprits.
- L'Afghanistan a été le tombeau de l'Armée rouge, qui est longtemps restée auréolée par la victoire de 1945, mais c'est le circuit intégré qui a refermé le couvercle. La centralisation à outrance, l'obéissance aveugle et la masse mécanique des armées soviétiques avaient été déclassées par l'ère de l'information et n'étaient bientôt plus qu'un dinosaure rouillé.
- La volonté de suivre à tout prix la course des armements, relancée par l'administration Reagan, a amené l'URSS à consacrer une part toujours plus importante de ses richesses limitées à ses forces armées, accroissant sa pauvreté jusqu'au point où la vie quotidienne de la majorité des gens était devenue un casse-tête permanent.
- L'image de l'Occident était en parallèle devenue toujours plus séduisante, prégnante et corrosive, faite d'opulence, d'individualisme et de liberté incarnées par la société de consommation, mais aussi d'espoir et de spiritualité incarnés par le Pape, au point de franchir les barrières du régime et le matraquage de la propagande d'État.
En vérité, le régime communiste est-allemand et ceux qui l'entouraient se sont effondrés parce que ceux qui étaient chargés de les perpétuer, c'est-à-dire de les imposer, ont fini par ne plus y croire. Au grand désespoir des exaltés ayant placé leur existence individuelle, leur rôle sur cette terre, sous le signe de l'idéologie collectiviste. Et sans pouvoir effacer les dizaines de millions de victimes ayant payé le prix d'illusions tellement séduisantes que d'aucuns souhaitaient et souhaitent encore les imposer.
Posted by Ludovic Monnerat at 21h21
9 septembre 2007
L'art de tirer les mauvaises leçons
Parmi mes récentes lectures, l'une d'entre elles visait à combler une lacune béante sur les débuts de la guerre du Vietnam du point du vue américain : We Were Soldiers Once... And Young, de Hal Moore et Joseph Galloway. Comme bien souvent, le film est assez éloigné du livre, mais cette lecture était surtout indispensable pour bien cerner l'une des erreurs stratégiques fondamentales commises par les militaires américains : c'est sur la base du bilan des combats dans la vallée de l'Ia Drang, avec 305 soldats américains et 3561 nord-vietnamiens tués, qu'a été choisie la méthode de l'attrition censée venir à bout de Hanoi. Ou comment l'art de tirer les mauvaises leçons peut amener à une impasse, faute de percevoir les facteurs-clefs d'un conflit.
L'action du 1er bataillon du 7e cavalerie commandé par Hal Moore, élément moteur des troupes aéromobiles nouvellement formées, est en soi remarquable : une action dans la profondeur visant à rechercher les troupes adverses s'est transformé en un combat acharné entre un bataillon de 450 hommes contre l'équivalent d'un régiment de 2000 hommes de l'armée nord-vietnamienne, et les troupes américaines - fortement appuyées par l'artillerie, les hélicoptères et l'aviation - l'ont emporté à 1 contre 4. Trois jours plus tard, le 2e bataillon du même régiment connaîtra cependant un sort différent, puisqu'une exfiltration imprudente l'amènera à tomber dans une embuscade qui le saignera à blanc, même s'il infligera également des pertes terribles à l'adversaire. Mais transformer ce demi-succès en pierre angulaire d'une stratégie était une double erreur.
Premièrement, la logique paradoxale de la stratégie fait que les leçons tirés d'une confrontation ont toutes les chances d'être les fausses si l'adversaire a la moindre liberté d'action. Ce qui fonctionne aujourd'hui sera nécessairement étudié, analysé et disséqué en vue de trouver la parade, et ne fonctionnera probablement pas demain. Chaque succès porte les germes de l'échec, et vice versa ; l'inertie, le conformisme, l'optimisme même peuvent être des faiblesses mortelles. Il faut sans cesse se remettre en question, être prêt à renverser son système de pensée, pour s'adapter à un adversaire humain. Les succès enregistrés en novembre 1965 par l'emploi d'une arme nouvelle, la cavalerie aéromobile, ne tarderont pas à être contrés par des tactiques elles aussi nouvelles. Des milliers de soldats américains ont payé de leur vie cette recherche obsessionnelle de la bataille frontale.
Deuxièmement, tirer d'une bataille (c'est-à -dire d'une action tactique) des leçons applicables à une stratégie (c'est-à -dire la conduite d'une guerre), en plus sans passer par l'enchaînement des actions tactiques dans l'espace et dans le temps (propre au niveau opératif), est un aveuglement qui n'est pas excusable. Il faut avoir un point de vue vraiment étriqué pour s'imaginer que le champ de bataille est l'élément décisif d'un conflit, à une époque où le flux planétaires des informations et des biens bouleverse les équilibres internationaux et mobilise les opinions publiques. Choisir une approche basée sur l'attrition à partir d'une seule bataille, sans prendre en compte ses effets au niveau politique, économique et médiatique, ne pouvait mener qu'à l'échec. Même si pareille erreur est commune, comme plusieurs acteurs contemporains l'ont démontré (à l'instar des islamistes après la Somalie), elle ne devrait pas être commise au sein d'institutions précisément conçues pour penser la guerre (et qui préfèrent penser la bataille, plus simple et mieux connue).
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28 juillet 2007
Londres, une ville dangereuse !
La police de Londres a bouclé aujourd'hui le quartier financier de Canary Wharf, après la découverte sur un chantier d'un V1, l'ancêtre des missiles de croisière. Dans la mesure où ce dernier avait une charge de 850 kg d'explosifs, on comprend la prudence des forces de l'ordre...
Pour l'anecdote, le chantier en question est situé à quelques centaines de mètres de l'hôtel où j'ai séjourné le mois dernier. Preuve que Londres est une ville particulièrement dangereuse, prise pour cible par les islamistes après l'avoir été par les nazis !
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Le musée de la RAF
Le mois dernier à Londres, j'ai pris le temps de me rendre à Hendon pour visiter le musée de la Royal Air Force. Tout individu intéressé par l'aviation devrait le faire : le musée abrite en effet plus d'une centaine d'avions de tous genres qui brossent un historique particulièrement complet de l'emploi militaire de la troisième dimension. Des bornes informatiques proposent d'ailleurs une mine de renseignements détaillés sur les spécimens présentés au public.
Un bâtiment du musée particulièrement intéressant est celui consacré à la bataille d'Angleterre : non seulement la totalité des appareils ayant pris part aux combats sont en exposition, mais d'autres aspects de l'époque ont été fidèlement reconstitués, comme ce centre de commandement tactique du groupe de chasseurs 11 (voir ci-dessus). Une telle visite est le complément idéal des lectures sur le sujet, qui peuvent d'ailleurs être aisément complétées par la librairie bien fournie du musée...
Pour les passionnés d'aéronautique militaire, l'un des grands avantages de Hendon est de mettre à portée de main des appareils en excellent état, comme le Messerschmitt Bf-109 ci-dessous, et de présenter également différents composants essentiels, comme les moteurs, les armes ou les bombes. Le hall des bombardiers est à cet égard impressionnant, et il fournit également des récits et des aspects historiques à même de reconstituer la vie quotidienne des équipages engagés dans le conflit.
Il faut juste savoir que 4 heures sont nécessaires pour faire le tour du musée !
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17 juillet 2007
Quelques heures dans un croiseur
Parmi les visites faites lors de mon récent séjour à Londres, l'une des plus marquantes a sans conteste été celle du HMS Belfast. Le nom de ce navire contemporain m'est connu depuis le début de mon adolescence, vu que la bibliothèque de mes parents comptait un livre, « Le drame du Scharnhorst » que j'avais lu avec un vif intérêt, mais j'ignorais alors bien entendu que j'aurais l'occasion de le visiter 20 ans plus tard. A dire vrai, ce croiseur léger aujourd'hui ancré dans la Tamise n'impressionne guère par ses dimensions, plutôt communes (187 mètres de long), par son armement, comparable à l'artillerie terrestre (tubes de 155 mm et 105 mm), ou par sa construction générale. Mais il vaut la peine d'être visité par le témoignage qu'il offre des conditions de vie et de combat en mer lors de la Seconde guerre mondiale.
Les espaces exigus, les accès difficiles, le travail harassant (notamment près des chaudières), le confort inexistant (malgré la modernisation effectuée dans les années 50) montrent en effet que ces navires de guerre ne remplissaient leur mission qu'avec l'abnégation et la discipline de leur équipage. Certains aspects ne surprennent pas un militaire habitué aux systèmes d'armes terrestres : les tourelles principales et leurs magasins ressemblent par exemple beaucoup à l'artillerie de forteresse, comme l'indique par exemple l'image ci-dessous ; le centre d'opération n'est pas très différent d'un PC tactique fixe au niveau bataillonnaire, en-dehors de la quantité d'équipements d'écoute et de détection directement accessibles. Même si l'on imagine aisément l'énergie et la persévérance qu'il fallait investir dans l'entraînement pour faire du tout une machine de guerre flexible et efficace.
La passerelle du capitaine, dépourvue de vitres durant la Seconde guerre mondiale (histoire d'y voir à tout coup autant que faire se peut), était en revanche impressionnante : le commandement de ce bâtiment au-dessus des flots, à quelques mètres du centre d'opération comme du centre de transmission, représente un compromis saisissant entre la conduite de l'avant et le positionnement auprès plus près des renseignements fournis par la radio et le radar. Surtout en pensant que le château central, surmonté des équipements électroniques et situé à proximité immédiate du poste de direction des feux, était dans l'idéal le point pris pour cible par tout navire adverse à portée de tir. Là encore, pas besoin d'une grande faculté d'imagination pour se représenter la vulnérabilité de l'équipage lors d'une canonnade.
Après presque 4 heures d'une visite permettant de voir presque tous les éléments du HMS Belfast, il est difficile de ne pas être nostalgique, de ne pas regretter l'époque de ces élégants croiseurs, de ces grands cuirassés qui sillonnaient les mers, et que les porte-avions n'ont pas entièrement remplacés en tant que symboles. Bien sûr, les navires multi-missions de notre temps ont des capacités largement supérieures dans nombre de domaines, et notamment dans la détection, dans la protection comme dans la frappe à très longue distance, mais la majesté des navires d'antan - et leur aptitude à déclencher des feux massifs - reste marquante. Le souvenir d'une époque où les États étaient encore les maîtres de la guerre, à l'heure où celle-ci se déstructure et se privatise, ne peut laisser indifférent!
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18 octobre 2006
Une question de foi
De passage à Florence, il m'était difficile de ne pas être impressionné par la majesté de la cathédrale, et notamment de son dôme ; aujourd'hui encore, tout comme sur les peintures du XVe siècle, cet édifice domine la ville et marque les esprits. Si l'on considère qu'il s'est écoulé 140 ans entre le début des travaux et le jour où la cathédrale a été consacrée, on perçoit toutefois mieux sa vraie dimension : une œuvre qui transcende l'homme, qui dépasse la perspective d'une existence humaine pour témoigner d'une existence plus grande. Certes, la durée de la construction et les pauses contraintes qu'elle a connues s'expliquent aussi par les crises économiques, financières et sanitaires subies à l'époque. Mais ces vastes constructions dont les architectes savaient l'achèvement bien au-delà de leur vivant n'étaient pas rares, et tendent à nous renvoyer à nous-mêmes.
Avons-nous de nos jours une foi telle que nous sommes prêts à engager une énergie considérable dans un projet dont les effets (on pourrait écrire le bénéfice) ne se déploieront pas avant plusieurs générations ? Il s'agit ici bien entendu d'une foi religieuse, puisque la plupart des édifices transgénérationnels de l'époque ont une telle vocation, mais également d'une foi en l'avenir, d'une conviction qu'il est possible de construire, lentement et sûrement, au profit de la société future. Avons-nous les indices d'une telle force spirituelle, d'une telle confiance ? Je ne le pense pas. Un projet gigantesque comme celui des nouvelles transversales alpines devrait s'échelonner sur une durée oscillant entre 15 et 25 ans selon la manière d'évaluer les travaux. La majorité des citoyens, compte tenu de la prolongation de la durée de vie, pouvait donc espérer en bénéficier au début du projet.
On me rétorquera que les moyens de construction modernes permettent d'achever de tels ouvrages bien plus rapidement que par le passé ; il s'agirait dans ce cas de comparer les efforts investis en termes de main d'œuvre et de budget pour se faire une idée. Cependant, la perspective temporelle me paraît revêtir un aspect essentiel, et je ne vois guère que dans la conquête spatiale planétaire un domaine où l'homme fait encore preuve d'une certaine foi en l'avenir. L'avancement très lent de celle-ci, dès lors que la guerre froide s'est achevée, me paraît d'ailleurs révélateur! Mais peut-être ai-je tort !
Posted by Ludovic Monnerat at 14h31 | Comments (15) | TrackBack
2 septembre 2006
Face à l'immensité du temps
En déambulant dans une ville comme Stockholm, avec ses joyaux architecturaux qui scintille chaque jour, ses nombreux musées qui luttent contre l'oubli, ses témoins du passé que l'on conserve avec acharnement (comme le Vasa ci-dessus), on ne peut qu'être frappé par le poids de l'histoire au quotidien. Les différents événements traversés par la Suède, depuis l'époque des Vikings à la neutralité actuelle, en passant par sa période de grande puissance européenne, forment en effet une véritable épopée. Et si l'immensité du temps donne parfois une sorte de vertige à l'être individuel, en raison du contrastre entre le défilé des générations et notre propre existence, l'équilibre entre passé et futur me paraît également vacillant. Est-ce que l'inertie du temps ne devient pas parfois une entrave à la projection, à l'imagination, à la construction de l'avenir ?
Posted by Ludovic Monnerat at 17h48 | Comments (1) | TrackBack
25 mai 2006
Les aspects militaires du soulèvement de 1832
La dernière communication de la journée a été présentée par Thérèse Rouchette, présidente de la Société Archéologique et Historique de Nantes et de Loire-Atlantique.
En 1832 devait se produire le soulèvement de Vendée théoriquement le mieux organisé sur le plan militaire, à l'instigation de la duchesse de Berry, princesse de la maison de Bourbon, avec comme commandant en chef le maréchal de Bourmont, qui avait rejoint Louis XVIII à la veille de la bataille de Waterloo. Cependant, l'articulation minutieuse du commandement se heurtait au fait que les forces royalistes - c'est-à -dire légitimistes - se résumaient à des bandes armées jouant un rôle mineur et que leur recrutement se faisait parmi des conscrits réfractaires. Par ailleurs, les communications étaient difficiles entre l'Italie, là où résidait la duchesse, un deuxième cercle légitimiste à Paris, et un comité à Nantes ; le maréchal s'était en outre installé en juillet 1831 à Nice. De plus, les chefs n'étaient pas toujours à la hauteur, parfois obligés de vivre dans la clandestinité, parfois privés de toute expérience. Le 24 septembre 1831, une conférence entre les chefs et les généraux révèle en outre les dissensions entre eux, sans que cela aboutisse à des trahisons.
L'intervention directe de puissances étrangères n'était pas souhaitée. Les lacunes béantes du plan étaient censées se voir compensées dès les premières prises d'armes, par des ralliements spontanés de troupes régulières. Mais il n'existait pas d'enthousiasme en Vendée pour un nouveau soulèvement. Le débarquement de la duchesse était prévu pour le 3 octobre 1831, il aura lieu le 29 avril 1832. Le lendemain, seules 60 personnes se sont rassemblées à Marseille en guise de soulèvement. La duchesse part néanmoins pour la Vendée, où a été donné l'ordre du soulèvement aux 3 et 4 juin, mais tous les plans furent découverts le 27 mai lors d'une perquisition ; ainsi s'acheva cette tentative fondée sur la théorie et l'illusion. On n'était plus en 1793, lorsque le soulèvement était mu par la population ; en 1830-32, la cause de Dieu n'était plus assez menacée pour entraîner un soulèvement.
Commentaire du scribe : cet essai d'insurrection peut prêter à sourire ; il n'en demeure pas moins que bien des actions militaires ont été fondées sur des illusions, sur des préjugés et sur des croyances irrationnelles. La connaissance du terreau humain, dans lequel prospèrent ou disparaissent les idées, est ainsi la condition sine qua non de toute opération reposant au moins partiellement sur le soutien populaire.
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1805 : le soulèvement qui n'a pas eu lieu
La sixième communication de la journée a été présentée par Frédéric Augris, membre de la Société Archéologique et Historique de Nantes et de Loire-Atlantique et du Souvenir Vendéen.
En 1796, le général vendéen Forestier décide de partir à l'étranger - et quitte son armée d'Anjou devenue fantômatique - afin d'obtenir un soutien, et rencontre en Angleterre le duc de l'Orge ; ils établissement un plan, qui sera approuvé par le comte d'Artois, en vue d'un nouveau soulèvement en Vendée, et si possible également la Bretagne et le Bordelais, avec Forestier prévu pour diriger l'armée de Vendée et le duc de l'Orge l'armée de Guyenne. Dès 1797, une réunion des forces royalistes via des sociétés secrètes se produit en Guyenne, et des actions visant à développer cela dans tous les départements sont menées en Suisse avec le soutien de l'Angleterre.
Tout est prêt en 1798-1799, et une tentative de soulèvement est menée en Vendée avec environ 1000 hommes par le général Forestier ; le soutien est limité, car le comte d'Artois - faute de moyens - ne donne pas l'ordre pour le déclenchement de l'insurrection. L'arrivée victorieuse des armées françaises en Suisse interromp le fonctionnement des sociétés secrètes ainsi que le financement via l'Angleterre et son agent en Suisse, lord Wickham. Forestier sera très gravement blessé fin 1799, alors que l'insurrection devient massive en Vendée, mais ceci n'est qu'un feu de paille et l'armistice est signé en 1800.
L'idée néanmoins demeure : il est possible de soulever une nouvelle fois l'Ouest, via les sociétés secrètes (les réseaux philanthropiques), mais avec davantage de prudence. Henri Forestier revient en 1803, avec l'aide du général de brigade Elie Papin, et met en place un second réseau de financement secret passant par l'Espagne, à travers ce que l'on nommerait aujourd'hui les valises diplomatiques anglaises. Des armes et des munitions sont transportées en Vendée par le biais du commerce de vins et liqueurs basé à Bordeaux. Mais le complot a été découvert : durant l'été 1804, la gendarmerie trouve curieuses les allées et venues de certains officiers vendéens, et les arrestations se multiplient ; les noms des principaux officiers impliqués sont révélés, le réseau découvert à Bordeaux (une armée secrète comptant jusqu'à 30'000 hommes, strictement organisés et inspectés). Tout s'écroule.
Henri Forestier décide cependant en janvier 1805 de tenter le coup, en envoyant son second - le chevalier de Céris - sur le continent. La population de Vendée est préparée à la révolte, mais Fouché laisse traîner le procès du complot pour trouver les têtes. Au printemps 1805, le début de l'insurrection inquiète, des bandes armées se constituent, et la présence de plusieurs chefs est signalée ; mais aucun plan précis n'existe, des attaques isolées se multiplient pendant 2 ans, et petit à petit tout est étouffé, le volcan n'explose pas. Les soldats se mobilisaient au nom d'Henri Forestier, mais ce dernier est mort assassiné en 1806. Tout ne va cependant pas être perdu : le 12 mars 1814, le duc d'Angoulême entre à Bordeaux et est accueilli par des partisans royalistes, qui sont des membres des sociétés secrètes organisées en vue de ces insurrections.
Commentaire du scribe : ce récit des manœuvres visant à provoquer un soulèvement rappelle les difficultés à prendre le pouvoir dans un Etat qui contrôle de plus en plus fermement la force et l'information. Un soutien extérieur souvent ne suffit pas, mais une intervention militaire court le risque de voir les insurgés passer pour le parti de l'étranger. Ce problème de légitimité et d'identité se pose également de nos jours.
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24 mai 2006
La dimension maritime des guerres de Vendée
La cinquième communication de la journée a été présentée par Paul Roger, docteur en histoire de l'Université de Nantes. Elle aborde une composante méconnue du conflit : les actions en mer des différents acteurs, entre républicains, Vendéens, royalistes immigrés et Anglais.
L'absence d'un véritable affrontement naval au cours des guerres de Vendée fait que leur dimension maritime est peu connue. Il peut paraître étonnant que les Vendéens n'aient pas songé à se doter de navires de guerre ; ils n'ont pas non plus cherché à conquérir et à tenir fermement un port permettant la réception de troupes et de munitions. Les Vendéens sont coupés du reste du monde par la Loire, et les ports de Nantes, Painboeuf, St-Gilles et Sables d'Olonne restent en mains des républicains.
Le 1er février 1793, la Convention déclare la guerre à l'Angleterre et à la Hollande. La marine reçoit comme mission majeure et ambitieuse l'invasion de l'Angleterre, soit en faisant directement voile sur les côtes anglaises, soit en s'attaquant indirectement aux colonies anglaises, ce qui rend nécessaire l'armement rapide d'une flotte de haute mer. Le soulèvement de la Vendée a un effet immédiat sur l'organisation militaire républicaine : les troupes basées à Brest en vue de l'invasion sont chargées de réprimer l'insurrection, et une flotte est formée pour croiser aux larges des côtes et empêcher tout débarquement et renfort possible par mer. Des opérations amphibies sont montées pour reprendre des ports, dont Noirmoutier. De ce fait, l'insurrection vendéenne a eu une influence considérable sur l'emploi de la marine, et sur la mobilisation navale exigée pour la lutte contre l'Angleterre. Les localités de Vendée menacées par les insurgés demandent ainsi l'appui de la marine républicaine, sous forme de canons, munitions, vivres et hommes.
En 1794, l'anéantissement de l'armée catholique et royale à Savenay modifie la nature des opérations militaires, et le danger pour la république réside toujours dans les difficultés d'approvisionnement pour ses ports. Les Vendéens engagent un blocus intérieur qui vient se superposer au blocus extérieur, et toujours plus dur, mis en place par l'Angleterre contre les ports de l'Atlantique.
Les préparatifs d'un débarquement d'immigrés royalistes au sud de la Bretagne, avec une centaine de transports escortés par des navires anglais, est un autre événement maritime majeur ; il se produit le 25 juin 1795. La marine de la république, la Royal Navy et l'ancienne marine royale sont mobilisées par cette opération et les mesures prises pour s'y opposer. Finalement, la bataille de Quiberon a été un désastre, et de nombreux officiers royalistes ont été tués.
L'expédition de l'île d'Yeu découle du désastre de Quiberon. Le gouvernement britannique, décu par son expédition en Bretagne, se tourne vers les Vendéens pour trouver un port permettant de débarquer en sûreté. Le comte d'Artois participe à l'expédition et espère joindre rapidement Charette ; il perd néanmoins 12 jours pour entraînement les manœuvres de débarquement. Les républicains en profitent pour se renforcer. Le 30 septembre, le comte d'Artois débarque à l'île d'Yeu en ignorant que Charette a été battu 2 jours plus tôt et son armée dispersée. Le 18 novembre 1795, le comte d'Artois s'en retourne en Angleterre, faute d'avoir pu débarquer afin de venir en aide aux Vendéens ; il met sur le compte des Anglais cette décision. La résistance vendéenne avait toutefois fléchi, et le pouvoir républicain contrôlait mieux la situation ; les Anglais avaient 6000 hommes et 50 canons sur l'île d'Yeu, mais ne se sentaient pas en sécurité parmi les 1500 immigrés débarqués. Cet épisode a en fait empêché de constituer sur l'île d'Yeu une base d'attaque pour les troupes anglaises et royalistes.
De ce fait, la dimension maritime des guerres de Vendées a pris une forme particulière d'intervention, apparentées au blocus des ports de l'Atlantique, conséquence des relations entre la France et l'Angleterre. Le soulèvement vendéen semble une manière pour les Anglais de contrecarrer les excès de la révolution, d'où l'engagement massif - 5 escadres - pour l'expédition de Quiberon. Le cours de la Loire est resté libre, mais le blocus anglais a contribué à l'impréparation de la marine de la République aux affrontements subséquents et réels avec l'Angleterre.
Commentaire du scribe : bien que Charette fut officier de marine, les Vendéens n'ont pas cerné la dimension stratégique du conflit ; il est vrai que les Anglais n'étaient pour eux que des alliés de circonstance. Cette cécité s'est pourtant avérée fatale, parce que les Vendéens n'ont jamais eu de sanctuaire, de bastion inexpugnable et de refuge hors de portée, pour assurer la pérennité de leurs entreprises - alors qu'il s'agit d'une condition pour le succès de toute insurrection.
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Jomini, analyste des guerres de Vendée
La quatrième communication, en fin de matinée, a été présenté par Bruno Colson, professeur aux Facultés Universitaires Notre Dame de la Paix à Namur ; elle revêtait un intérêt tout particulier pour le spectateur helvète, étant donné que le chercheur belge est l'un des grands spécialistes contemporains de Jomini, et qu'il n'a manqué de décrire l'origine broyarde de ce dernier.
L'objectif de Jomini reste inchangé : il s'agit de décrire les événements dans le but d'en tirer des principes. Il étudie les guerres de Vendée sans être venu sur le terrain, mais sur la base de ses lectures et des témoignages recueillis ; il commence par décrire le théâtre de la guerre - il perçoit d'abord la guerre en terme d'espace - et affirme que le pays vendéen diffère des autres régions de France, à la fois sur le plan géographique et sur le plan de la population ; un pays labyrinthe pour tout autre que ses habitants. Il énumère les causes des succès vendéens : fanatisme religieux, respect pour les chefs, inexpérience des premiers adversaires, mésintelligence entre généraux républicains. Le soldat vendéen est fin tireur, audacieux, fort capable de harcèlement ; un chef comme Bonchamp avait le génie d'un grand capitaine.
Pour Jomini, la ligne centrale de la Loire était la clef de tout le théâtre de la guerre ; pour les républicains, la tenir permettait de couper la Bretagne de la Vendée, alors que pour les royalistes, elle permettait de conserver l'accès à la mer et d'utiliser le fleuve. Jomini analyse la guerre de Vendée en suivant ses propres critères de la grande guerre, étudie l'évolution des opérations en fonction de sa vision de la guerre. Les chefs républicains ont oublié l'absence d'unité de commandement (armées de Canclaux et de Rossignol), d'après Jomini, mais il recourt à des schémas géométriques pour donner la solution au plan républicain, comme acculer les insurgés dans le cul-de-sac de Pornic. L'erreur de la division des forces sera corrigée à l'instigation de Carnot par le Comité de salut public. A l'issue de 1793, Jomini met néanmoins les chefs vendéens au-dessus des chefs républicains, tel La Rochejacquelein.
Du point de vue républicain, la guerre visant à soumettre un pays oblige à disperser les troupes, ce qui est difficile et expose à des défaites locales. Dans son histoire critique des guerres de la révolution, Jomini insiste sur la concentration des forces et l'unité de commandement, mais est également horrifié par les violences commises. Dans son précis de l'art de la guerre, il rangera ensuite les guerres de Vendée dans les guerres nationales, tout comme le soulèvement des Espagnols et des Tyroliens contre Napoléon - les guerres les plus redoutables de toutes, une guerre faite à une majorité d'une population animée par le noble feu de l'indépendance. Il ajoute donc des réflexions qu'il n'avait pas formulées initialement, notamment en raison de son expérience en Espagne ; il a compris les difficultés d'une armée régulière dans une guerre nationale.
Pour lui, deux facteurs favorisent la résistance nationale : la proximité de la mer et sa domination par une puissance alliée, ainsi que la nature même du pays. La tâche d'un général commandant une armée est difficile, surtout lorsque la population est appuyée par un noyau de troupes disciplinées. Quels sont les moyens de réussir ? Déployer une masse de forces proportionnée à la résistance et aux obstacles ; user du temps comme d'une arme ; déployer un grand mélange de politique, de douceur et de sévérité.
En définitive, Jomini a d'abord analysé les guerres de Vendée comme les autres campagnes de la révolution, en fonction de sa réflexion théorique (théâtre, clef du pays, ligne de communication, concentration), puis ajoute des éléments politiques qui ne sont cependant pas développés. Il reste attaché aux opérations régulières, entre armées organisées.
Commentaire du scribe : cette analyse de Bruno Colson montre bien pourquoi les armées ont tant de difficultés à réussir une opération de contre-insurrection ; elles ont une tendance irrépressible à penser les termes même du conflit en fonction de principes, de formules et même d'un vocabulaire hérités des opérations de combat classiques. Il est vrai que, à l'époque de Jomini, les conflits de basse intensité semblaient évitables, et que la primauté des conflits de haute intensité était incontestée.
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Deux attaques républicaines manquées
La troisième communication de la journée d'études sur l'histoire militaire des guerres de Vendée, présentée par l'abbé Chantreau, membre de la Société Archéologique et Historique de Nantes et de Loire-Atlantique, a porté sur deux attaques des troupes républicaines sur la ville de Legé, les 30 avril et 5 mai 1793.
Ces deux attaques se sont inscrites dans un plan d'ensemble et ne sont pas des actions isolées ; leur échec est digne d'intérêt. Les troupes républicaines sont commandées par des anciens officiers de l'armée royale. Les chefs des insurgés vendéens ont la même origine, la même formation et la même expérience, et parfois fraternisent avec eux, mais leurs troupes sont des paysans qui retournent à domicile après les batailles.
Les opérations que les armées républicaines ont à mener au sud de la Loire visent à maintenir l'ordre en pays insurgé, et elles évolueront ensuite en guerre de répression (Turreau) puis de pacification (Hoche). Il n'y a pas de jacquerie en Vendée, et les habitants ont initialement bien accueilli la Révolution ; mais les événements de la Révolution ont ensuite suscité la révolte. Dès 1792, la guerre ne fait plus de doute dans l'esprit de plusieurs dirigeants, et elle promet d'être cruelle, car ce sera une guerre de religion.
Legé est entré en révolte le 11 mars 1793, le lendemain de l'annonce de la levée de 300'000 hommes en France. Il s'agit d'une place importante, en plein pays insurgé, positionnée sur une colline mais non fortifiée, encadrée par des forteresses distantes ; elle se trouvait sur la route royale Nantes - Les Sables, avec deux chemins qui la traversaient, de sorte que tenir Legé permettait d'empêcher toute communication entre la côte et l'Ouest.
Les attaques de Legé se sont soldées par un échec. Dans la nuit du 29 au 30 avril, une colonne de 600 hommes - dont 40 cavaliers et 2 canons - part s'emparer de Legé ; mais le chemin n'a pas été assez reconnu, notamment le passage d'un gué. Le chef vendéen Charette a été averti de l'arrivée de la colonne républicaine sur des grands chemins par des paysans, et il prend position sur une hauteur dominant le gué des Boulains ; il dispose d'environ 1500 hommes. Les insurgés commencent par être bousculés par les républicains qui ont traversé, mais sont regroupés par Charette, puis parviennent à repousser les républicains qui laissent leurs 2 canons en prenant la fuite. Les causes de l'échec républicain sont l'absence de renforts, le chef du détachement prévu à cette fin ayant reçu le plan de bataille après le déroulement de celle-ci, mais aussi la reconnaissance insuffisante du terrain, et le fait que les troupes avaient parcouru 20 km avant d'arriver au gué.
Par la suite, Charette veut poursuivre l'ennemi mais doit affronter une révolte des paysans, qui ne veulent pas s'éloigner de leurs habitations, et une avancée sur Machecoul s'achève par le désordre et le repli face aux dragons républicains.
Le général Canclaux, arrivé le 1er mai, réunit dans l'intervalle les armées républicaines et préparent l'investissement de Legé par 4 colonnes différentes, chacun comptant entre 600 et 1300 hommes. Elles arrivent à Legé le 5 mai à 11 heures du matin, après un signal de l'attaque déclenché par deux salves de canons. La résistance est inexistante, et on renonce à faire des prisonniers, sinon des chefs ; 20 soldats républicains sont libérés dans l'hôpital. Dans l'après-midi, on renonce à poursuivre Charette et on décide de laisser une garnison de 300 hommes et 2 canons, mais la troupe se rend vite insupportable, malgré les ordres allant dans le sens inverse. Le jeudi 9 mai, la garnison quitte Legé, et le soir même Charette rentre à Legé où il choisit d'établir son quartier-général.
Commentaire du scribe : ces premières attaques infructueuses menées par des troupes régulières recherchant un combat frontal et décisif avec des troupes irrégulières résument les difficultés de la contre-insurrection ; difficulté à trouver l'ennemi et à le forcer au combat dans des conditions favorables, difficulté à connaître le terrain et à l'exploiter au mieux, difficultés à tenir le pays et à s'appuyer sur la population. L'application des manœuvres militaires conventionnelles, dans une telle situation, mène inévitablement à l'échec.
Posted by Ludovic Monnerat at 21h24 | Comments (2) | TrackBack
23 mai 2006
Les premiers troubles en Vendée
Décrivant les événements entre l'automne 1791 et l'hiver 1792, le professeur Jean-Pierre Bois a présenté la deuxième communication de la journée. En 1791, une armée est mobilisée pour tenir la Vendée, pays sur le point de se révolter mais qui ne passe pas encore à l'acte. La perception de la situation est analysée d'après la perspective du général Dumouriez (autorité militaire) et de Gensonné (autorité civile).
La Révolution crée les guerres de Vendée. Le général Dumouriez est nommé en Vendée en août 1789, afin de rétablir l'ordre dans une région troublée, avec une force armée de 12 bataillons et 6 escadrons, soit quelques milliers d'hommes. Quels sont les troubles qui rendent nécessaires l'envoi d'un militaire ayant de très larges pouvoirs ?
L'agitation dans le courant l'année 90 s'est peu à peu apaisée, mais plusieurs événements raniment l'agitation - la Constitution civile du clergé, l'absence de réaction à cette constitution, la qualification du serment et la condamnation par le Pape. C'est à l'instant précis où l'on exige des prêtres le serment que commencent les troubles ; la fureur est issue des Français de base. Lors du changement d'évêque, les troubles ont débuté - avec violences - en avril 91, nourris et entretenus en-dessous des évêques par le grand vicaire, les missionnaires du St-Laurent. Le sang coule, un prêtre constitutionnel est blessé en avril ; une émeute contre l'élection d'un maire se produit en mai, les Dragons interviennent et font 4 morts.
La Constituante désigne Dumouriez le 1er avril pour rétablir l'ordre dans l'ouest, mais le général n'arrive à Nantes que le 19 juin (après être parti le 16) : il cherche à savoir dans quelle direction souffle le vent, attend à Paris l'événement qui va relancer la révolution - et faute de le voir venir finit par faire ses bagages. Dumouriez s'impose fin juin pour prendre la direction des événements dans toute sa région militaire ; il agit en homme de guerre, s'intéresse à sa troupe (inspections, réorganisations, rétablissement des hommes et du matériel), notamment sur le plan de l'armement et de l'équipement. Il se soucie de l'artillerie (14 canons disponibles à Nantes, 12 à La Rochelle), remet en route une fonderie pour produire des boulets. Il prépare une armée capable d'intervenir pour le rétablissement de l'ordre, mais il n'a pas à la faire agir dans l'immédiat.
L'Assemblée envoie ensuite 2 commissaires civils (Gallois et Gensonné), chargé d'inspecter, de conseiller les autorités ; le 29 juillet, ils rencontrent Dumouriez et sympathisent. Dumouriez et Gensonné ont le souci de ne pas commettre l'irréparable, d'en rester à une mission de maintien de l'ordre, de ne pas déclencher une guerre civile. Ils se déplacent dans la région, observent les événements, conseillent les autorités, dans le sens de la tolérance ; comme le fait d'accepter le service des deux cultes - avec et sans serment. Les autorités civiles prennent cependant des décisions dans un sens hostile aux prêtres n'ayant pas prêté serment. Dumouriez montre sa force, mais n'a pas à agir ; les priorités changent. D'autres événements se produisent, dont le passage de l'Assemblée constituante à l'Assemblée législative ; les élections pour la législative occupent Dumouriez, qui surveille les élections à Nantes - une action politique plus importante que l'action militaire.
En octobre, Dumouriez reprend l'action militaire, montre sa troupe et évite de l'utiliser : il n'a pas confiance en elle (il ignore si ses membres seront plutôt des futurs contre-révolutionnaires ou s'ils seront des partis d'une révolution qui va se radicaliser), la disloque en petites unités pour éviter que l'armée ne se transforme en force politique. La tactique fonctionne, mais uniquement parce que les événements de la fin 1791 ne sont plus les mêmes (insurrection de Saint-Domingue, puis menace de guerre avec les puissances étrangères). Dumouriez part à son tour, constatant qu'il a réussi dans sa mission, étant très inquiet (Gensonné dit la même chose le 9 octobre dans son rapport, il était parti plus tôt), car il n'y a même pas de chef dans tous les mouvements qu'il a eu à contrôler ; il pressent une guerre dans laquelle chaque habitant peut devenir un combattant, sans que l'on sache contre qui on se bat, une guerre de partisans. Enfin, la raison réelle de tous les troubles est religieuse. C'est uniquement la conscience religieuse qui fait agir les habitants.
En février 1792, Dumouriez est nommé lieutenant-général et ne revient plus en Vendée.
Commentaire du scribe : la situation décrite en Vendée, pour la force armée déployée, correspond à une mission de stabilisation intérieure sans influence majeure sur le déroulement des événements. Elle montre la difficulté de faire usage de la troupe lorsqu'une fracture sociétale menace de rompre son intégrité, et lorsque son recrutement en fait le reflet de la société dont elle est pourtant chargée d'empêcher l'éclatement et l'éruption.
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22 mai 2006
De la petite guerre à la guérilla, le soulèvement vendéen
La première communication a été présentée par Sandrine Picaud, agrégée et docteur en histoire, membre de la Commission Française d'Histoire Militaire. Elle vise en particulier à déterminer la meilleure qualification des guerres de Vendée entre petite guerre, guérilla et guerre de partisans, puis à montrer successivement leurs similitudes et leurs différences avec la petite guerre du XVIIIe siècle.
La pensée militaire française s'est tarie durant la Révolution, et les guerres de Vendée n'ont par exemple pas été traitées par le maréchal de Marmont, dans son traité sur l'art militaire, seul maréchal de l'Empire à avoir écrit un ouvrage de ce type. En tant que guerre civile, elles ont une charge émotionnelle qui réduit l'incitation à en tirer les leçons tactiques ; à part Le Mière de Corvey, ce sont surtout les écrivains prussiens qui ont abordé les guerres de Vendée - Karl von Decker, Valentini, Boguslawski et Clausewitz.
En premier lieu, les guerres de Vendée ne relèvent pas de la petite guerre pour Decker et Valentini, ce qui est curieux puisque la forme de la guerre s'y apparente, mais bien d'une guerre de partisans : elles utilisent des « inspirations du génie » et non des procédés mécaniques - expéditions de partisans, mouvements isolés et soudains. Le partisan n'existe pour Decker que s'il a une grande liberté de manœuvre, un lien très lâche avec les opérations de l'armée dans leur ensemble. Dans ce contexte, le chef a une importance considérable - encore plus dans un conflit comme la Vendée : audace et ténacité sont nécessaires, et rarement réunies dans le même homme.
Par ailleurs, les modes d'action privilégiés des guerres de Vendée étaient les embuscades et les surprises de postes. Les chefs vendéens surent s'adapter au terrain et à leurs combattants, des paysans connaissant bien la région mais n'ayant que peu de formation militaire. Au passage des colonnes républicaines dans les chemins creux, les Vendéens tiraient sans être vus sur les flancs et tentaient de percevoir le moment où la troupe républicaine commençait à chanceler, pour à cet instant se précipiter sur elle et l'achever au corps-à -corps ; les républicains essayaient bien d'utiliser le feu notamment d'artillerie pour répliquer, mais ce dernier était inefficace. Les Vendéens étaient capables de disparaître dans la nature, dans les bois environnants, jusqu'au point de ralliement.
De ce fait, la petite guerre des Vendéens était une action d'infanterie, la cavalerie vendéenne étant très modeste, mais sinon tout à fait dans la ligne des méthodes employées au siècle précédent.
Il existe un paradoxe entre la clémence et la cruauté dans ces guerres. Les paysans vendéens s'étaient levés pour défendre leur religion, leurs usages, leurs seigneurs, la royauté, et dès lors la voie catholique les a engagés à faire preuve de clémence ; cette attitude peut paraître étonnante dans une guerre civile, alors que les guerres mettant aux prises des populations ayant des motifs personnels de se battre sont souvent réputées plus cruelles, parce que la défense de ce à quoi on tient le plus encourage le jusqu'au-boutisme, mais aussi parce que le droit des gens n'existe pas - les combattants étant jugés des brigands, et leurs actes de pure sédition relevant du droit de commun. Le sort des prisonniers de guerre devient très incertain.
Après 1793, il s'est agi pour les Républicains d'éradiquer la population soutenant les Vendéens, alors que les Vendéens ont également commis des excès par vengeance, et les principes de noblesse ont disparu. Les mêmes motifs personnels des combattants ont ainsi pu aboutir à des résultats largement opposés du point de vue moral.
La tactique de petite guerre était utilisée en partie parce que les paysans combattants avaient peu de formation militaire ; les chefs vendéens n'avaient pas d'a priori par rapport à la petite guerre, mais n'avaient pas le choix de la tactique. Seule une minorité de Vendéens possédaient des armes à feu, les non armés se contentant au début de recharger les armes disponibles et confiées aux meilleurs tireurs - jusqu'à ce que les victoires fournissent des fusils en nombre.
En conclusion, l'étude des guerres de Vendée a profité de la guerre d'Espagne, de sorte qu'elles ont été considérées comme une guérilla. Les deux sont souvent citées conjointement dans la réflexion sur l'art de la guerre tout au long du XIXe siècle.
Commentaire du scribe : ce conflit peut être décrit comme un exemple typique d'insurrection populaire, tel qu'il s'est produit à réitérées reprises au cours des siècles, mais dans un contexte politique, géographique et sociétal particulier. C'est la nature du terrain et des combattants qui a dicté la forme de guerre, mais ce sont ses enjeux - de niveau sociétal, car touchant aux convictions religieuses et idéologiques - qui en ont dicté l'ampleur, la durée et l'âpreté. Comme de juste, une solution purement militaire au conflit n'existait pas.
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Etudier les guerres de Vendée
Samedi dernier, j'ai assisté à une journée d'étude sur l'histoire militaire des guerres de Vendée, au Musée Dobrée de Nantes. Organisée par la Commission Française d'Histoire Militaire et notamment son [ancien] président, Hervé Coutau-Bégarie, qui conclura la journée, avec l'Association du Souvenir Vendéen et la Société Archéologique et Historique de Nantes et de Loire-Atlantique, elle s'inscrit dans une démarche comprenant d'autres journées du même type pendant l'année en cours.
Sept communications ont été présentées samedi, sous la présidence de Jean-Pierre Bois, professeur à l'Université de Nantes. Leur angle d'approche était une perspective militaire du conflit, non pas en vue d'une réécriture des événements militaires, mais comme comme une manière d'étudier l'art de la guerre, l'espace des guerres de Vendée et plusieurs événements marquants durant les 40 ans (1792-1832) qu'elles ont duré.
Présent dans la salle avec mon fidèle portable, j'ai tenté de prendre des notes en vue de résumer l'essentiel de ces communications. L'absence de connexion confortable m'a dissuadé de mettre en direct le tout sur ce site, et mes notes - sommairement revues et corrigées - sont donc mises en ligne ci-dessus, avec quelques lignes de commentaires personnels.
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25 février 2006
Armée et démocratie chez Tocqueville
Le douzième exposé du symposium, « Cités idéales, systèmes d'armes, combats urbains », a été présenté par Jean-François Pernot, agrégé et docteur en histoire, maître de conférence au Collège de France. Dans la mesure où il s'agissait d'un feu d'artifice visuel et rhétorique sur les villes fortes et leurs secrets, avec près d'une centaine d'images différentes, je n'ai pas été en mesure d'en tirer un résumé ! :)
Le treizième exposé, « Armée et démocratie dans la pensée de Tocqueville », a été présenté par Olivier Meuwly, docteur en droit et ès lettres de l'Université de Lausanne.
La réflexion de Tocqueville repose sur 4 piliers : le fédéralisme (la force que déploient les petites collectivités freine ou endigue la toute-puissance de l'Etat en formation), l'association (regroupement d'être humains qui apprenent à régler entre eux leurs affaires), le droit (la force procédurale qu'il donne aux systèmes de surveillance, aux relations entre Etat et individu) et le religion (la dimension morale de la vie en société).
Pour Tocqueville, deux démocraties ne se font pas la guerre ; elle n'aiment pas la guerre, parce que les énergies et les intelligences sont déployées notamment dans l'activité commerciale. Mais une démocratie peut naturellement être attaquée par un Etat de type aristocratique. Comment affronter un tel agresseur ? Une démocratie doit être prête à réagir, avec son armée. D'après lui, toutefois, la guerre change de nature ; les guerres entre Etats aristocratiques étaient limitées, alors que les démocraties font que leurs guerres concernent toutes leurs population (idée sous-jacente de guerre totale) ; une démocratie peut tout, à condition qu'elle répartisse les charges sur le plus grand nombre possible.
Comment se comportera une démocratie face au danger guerrier ? Forcément en courant initialement de défaite en défaite. L'armée ayant été négligée en temps de paix n'est pas prête ; son commandement alangui, qui n'a pas attiré les élites de la nation, n'est pas apte à diriger une armée qui passe des casernes aux champs de bataille. Mais si la démocratie parvient à durer, elle va pouvoir renverser la tendance et abattre l'Etat agresseur. La vie économique va se paralyser, et tous les individus espérant s'épanouir dans la vie commerciale vont trouver un autre moyen et vont se tourner vers une carrière militaire soudain séduisante ; une nouvelle génération de militaires arrive sur le champ de bataille, toute la force industrielle d'un pays va produire au service de la guerre, et la démocratie va aller à la victoire.
Si une armée démocratique est faible, si une guerre est toujours, ne faut-il mieux pas équiper et préparer l'outil militaire ? Non : une démocratie n'a rien à gagner à posséder une armée trop forte en son sein ; une société démocratique aura toujours de la peine à gérer cet élément militaire, cette nation dans la nation, ce corps étranger pas naturellement soluble. Les dangers que pose cet élément sont la prise de pouvoir par les militaires, et surtout leur dérive dans l'angoisse et les frustrations qui les mettraient en porte-à -faux avec la société démocratique ; une aspiration vers l'abîme de la guerre est le risque le plus grand selon Tocqueville - la perte de contact entre l'élément militaire et la société civile lorsque celle-ci lui refuse la reconnaissance.
Tocqueville ne craint pas les soldats, qui insufflent l'esprit de la société civile, et peu les officiers, qui ont un rang à protéger ; mais il redoute les sous-officiers, dont l'horizon est limité (sic !), et qui peuvent rechercher dans la guerre ce qu'ils n'ont pas dans la paix. Il encourage les autorités civiles à la plus grande attention, afin de maîtriser l'influence de l'armée. Mais le système de la conscription assure une interpénétration des mondes civil et militaire, et donc minimise très largement les risques identifiés par Tocqueville. De ce fait, la professionnalisation et la spécialisation des armées pose une question importante à cet égard. La réflexion doit toujours être menée entre les gains d'efficacité et la perte d'un contrôle afin de conserver un équilibre.
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24 février 2006
L'armée en Pologne (1981-83)
Le huitième exposé, « L'Etat transformé en garnison. L'Armée et la société en Pologne à l'époque de l'état de siège dans les années 1981-1983 », a été présenté par Maria Pasztor, docteur en histoire, Université de Varsovie.
Lors de l'établissement de l'état de siège en Pologne, les dirigeants ont expliqué que les mesures sécuritaires et la participation de l'armée ont été rendues nécessaires par l'action radicale des dirigeants syndicaux, dans une population fatiguée de toute cette agitation. L'armée a été préparée par Jaruzelski en vue d'un état de guerre : dès 1980, des groupes d'opération territoriaux ont été créés sous le prétexte d'apporter leur soutien à l'administration civile, mais en fait pour mettre en place le dispositif indispensable à l'état de guerre. Cette opération à la fois policière et militaire, menée le 13 décembre 1981 (prise des locaux de la radio et de la télévision, blocage des liaisons téléphoniques notamment par l'armée ; prise d'assaut du chantier naval de Gdansk avec les forces du ministère de l'intérieur), a été préparée des mois auparavant, et des affiches ont été imprimées dans ce but dès septembre 1981 par le KGB en URSS.
La gestion de l'état de guerre a été assurée par l'armée dans la plupart des cas ; les officiers ont pris le contrôle de nombreux organes de direction et mis en œuvre l'exclusion ou le remplacement des dirigeants en place. Jusqu'à la fin de 1981, le Conseil d'Etat a renvoyé 25 juges et a reçu la démission de 11 autres ; 40% des maires ont été remplacés. Les tribunaux militaires ont condamné 10'000 personnes, dont 5000 pour avoir enfreint le règlement sur l'état de guerre et l'état d'exception (plus de 90% de civils) ; les tribunaux civils ont condamné 1600 personnes dans la même période, pour des raisons politiques avant tout.
Cependant, malgré cette participation de l'armée à l'imposition de cet état de guerre, l'armée en tant qu'institution restait très populaire, ne cédant le premier rang de popularité selon des sondages qu'à l'église catholique. La modération de nombreux officiers dans l'imposition des mesures ordonnées à Varsovie explique en partie cette popularité, tout comme la propagande dépeignant les militaires intègres en opposition à des dirigeants locaux corrompus.
Posted by Ludovic Monnerat at 11h48 | Comments (1) | TrackBack
La France et les invasions
Le septième exposé, « La population française face à l'invasion : 1814-1870-1914-1940 », a été présenté par Jean-Jacques Langendorf, que je juge inutile de décrire plus en détail étant donné sa renommée.
Pour Clausewitz, la guerre est également un commerce ; la relation entre l'armée qui attaque et celle qui défend devient très vite une relation entre l'envahisseur et la population. Et une armée qui envahit ne peut en aucune manière se passer de cette population. Une relation particulière, des règles particulières s'établissent.
En vue de l'invasion, c'est-à -dire entre le moment où l'armée prussienne/bavaroise/allemande franchit la frontière et investit Paris - entre 6 semaines et 2 mois, sauf en 1914 -, les armées sont bien conscientes de la nécessité de se ménager l'appui de la population. En 1814, l'armée prussienne publie des journaux de campagne toutes les 2 ou 3 semaines qui deviennent de plus en plus doux au sujet de la France au fur et à mesure que l'offensive avance ; on présente la guerre comme étant contre Napoléon, et non contre les Français. Malgré cela, une guérilla s'organise dans les forêts, qui provoque une contre-guérilla impitoyable.
En 1870, les Prussiens appliquent la méthode suivante face à une ville abandonnée par l'armée française (notamment vue à Etretat) : le premier jour, 3-4 Uhlans se présentent, font le tour de la ville, vérifient la topographie du lieu ; le lendemain, ils reviennent plus nombreux, avec un officier supérieur, et convoquent le maire pour fixer les réquisitions et les gites. Ils affichent la proclamation de Moltke : « en cas de destruction et de sabotage, la peine de mort sera après jugement immédiatement exécutée ». Cette invasion a été relativement correcte.
En 1914-18, les choses se renouvellent : la crainte des Allemands est le partisan, l'interruption des lignes de communication, la peur d'un soulèvement à l'arrière. Malgré les images de propagande très fortes publiées à l'époque, les représailles allemandes avaient été réelles et violentes, mais très organisée.
En mai-juin 1940, la Wehrmacht reçoit des instructions très strictes de ne pas toucher à la population et d'éviter un reflux massif vers le sud ; la population doit rester sur place, pour des raisons économiques avant tout. Dès le 10 juin, les postes radio allemands situés près de la frontière émettent en français pour inciter la population à rester chez elle, et des tracts sont distribués dans le même but. Face à l'exode en cours, la Wehrmacht reçoit l'ordre de tout faire pour que les réfugiés reviennent chez eux, et se mettent à profiter à l'effort de guerre allemand. La correction des Allemands fait d'ailleurs l'objet d'une surprise ; très peu d'activités de franc-tireurs sont signalées : 100 cas, dont 60 de maltraitements de prisonniers ; 2 graves, dont le massacre par des paysans français - ensuite exécutés - de l'équipage d'un bombardier allemand.
Quatre campagnes différentes, quatre attitudes différentes ; plus on avance dans l'histoire, moins la population est terrorisée, peut-être pour mieux la terroriser après en vue de servir l'effort de guerre.
Posted by Ludovic Monnerat at 11h30 | Comments (1) | TrackBack
Les Soviétiques et le goulag
Le sixième exposé du symposium, « Les populations russe et soviétique au cours des deux guerres mondiales », a été présenté par Sophie de Lastours, docteur en histoire militaire de la Sorbonne.
L'ouverture des archives du goulag ont permis d'en apprendre beaucoup sur la manière dont a été menée la Grande guerre patriotique.
La déclaration de guerre en 1914 a été accueillie avec enthousiasme, avec l'espoir d'une guerre courte et joyeuse. Après cette guerre, les camps d'internements et de prisonniers (2,2 millions de prisonniers sur territoire russe en 1918) furent mis à la disposition de la Tchéka, et les gens y furent internés pour ce qu'ils étaient, et non pour ce qu'ils avaient fait. Le goulag n'a pas cessé de croître dans les années 30 et 40 ; de 1929 à 1953, 18 millions de personnes y sont passées, selon Anne Applebaum. Au sein du système, les détenus étaient traités comme des blocs de minerai de fer ; le goulag apporta un gros effort de guerre industriel. Les hommes qui auraient dû être punis de mort selon les ordres du NKVD lors des premiers mois de l'offensive allemande en Union soviétique de juin 1941 ont souvent été envoyés au goulag à la place ; les familles de « ceux qui ont reculé » finissent également au goulag.
Une certaine amnistie a existé, et 5 prisonniers du goulag sont ainsi devenus des Héros de l'Union soviétique au terme de la Seconde guerre mondiale. Mais les minorités - tchétchènes, tatares, ou allemands de la Volga - ont été déportées en masse en goulag, et la guerre a constitué un prétexte pour une épuration ethnique sans pitié. Cependant, l'arrivée de l'armée allemande a également eu des effets directs sur la population avec une composante ethnique ; dans le Caucase, des affiches ont commencé à apparaître avertissant que pour 1 soldat allemand tué, 10 Russes ou 100 Tchétchènes le seraient. Après la guerre, tous les citoyens soviétiques ayant vécu sous occupation allemande sont ensuite l'objet de soupçons permanents, avec la crainte d'une « contamination » par la présence allemande. Pire : dès avant la fin de la guerre, des trains entiers de vainqueurs soviétiques, de soldats ayant vu la vie quotidienne hors de l'URSS, ont été envoyés au goulag. Les camps de prisonniers dont les Soviétiques se sont emparés dans leur marche vers l'ouest ont d'ailleurs immédiatement été recyclés.
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Une invasion amicale
Le cinquième exposé, « 'A Friendly invasion ?' : le déploiement des troupes américaines en Australie et en Nouvelle-Zélande au printemps 1942 », a été présenté par Jérôme Dorvidal, chercheur associé à l'Université de La Réunion.
Au début de 1942, jamais l'Australie ne s'était sentie aussi isolée et privée du soutien de Grande-Bretagne ; l'aide américaine, devenue ainsi décisive, est acheminée vers le dernier bastion anglo-saxon dans le Pacifique. L'opinion publique accepta sans réserve les renforts américains, et Melbourne accueillit le premier arrivage des Américains, puis Brisbane fut choisie pour sa proximité du théâtre d'opérations ; en 1943, 96'000 des 119'000 soldats US en Australie étaient dans le Queensland.
Pour les troupes américaines, l'Austalie et la Nouvelle-Zélande n'étaient que de gigantesques camps d'entraînement, car ils n'avaient que rarement l'occasion d'avoir des contacts avec les populations locales. Mais celles-ci avaient un point de vue parfois très différent. Après un accueil enthousiaste et reconnaissant, les Australiens étaient également impressionnés - et bénéficiaires - par les capacités financières élevées des Américains ; cependant, les « surpayés » commençaient à susciter des tensions, et une rancœur a commencé à poindre suite aux succès américains dans le Pacifique - la part de l'Australie dans ces succès étant régulièrement sous-estimés.
Par ailleurs, les manières envers les femmes des Américains - et leurs soldes permettant un pouvoir d'achat 2 fois supérieurs aux soldats du Commonwealth - contribuaient à favoriser des rapprochements multiples. Le nombre de mariages, parfois quelques semaines après l'arrivée sur le sol australien, et le nombre de ruptures au détriment de soldats du pays envoyés se battre ailleurs, n'a pas tardé à provoquer l'inquiétude ; une Australie sous-peuplée (en moyenne 200 mariages par semaine) était une perspective inquiétante d'un point de vue stratégique. Environ 7000 femmes australiennes sont parties vivre aux Etats-Unis.
Avec le temps, la présence soudaine et massive - 80'000 soldats américains à Brisbane, qui comptait 320'000 habitants avant guerre - a engendré des violences ; comme une bataille rangée entre 1000 Australiens et la police militaire US, à Brisbane, qui fit 1 mort. Deux facteurs étaient à l'origine de ces affrontements : l'hostilité sur la question des femmes, et l'arrogance de la police militaire US. La double censure - américaine et australienne - a cependant empêché la presse de rapporter les incidents de ce type.
Posted by Ludovic Monnerat at 9h44 | Comments (1) | TrackBack
Français et Italiens en 1917-18
Le quatrième exposé, « Population française et armée italienne en France pendat la Grande Guerre : regards croisés », a été présenté par Hubert Heyries, maître de conférences à l'Université Paul-Valéry à Montpellier.
Les rapports entre les populations et une armée sont un élément largement oublié, comme l'arrivée en France entre 1917 et 1918 de 120'000 Italiens envoyés se battre ; les deux tiers d'entre eux étaient des auxiliaires, mais 40'000 étaient des combattants. A l'époque, les Alliés manquaient de main d'œuvre pour mettre en application les plans élaborés pour la suite de la guerre. La présence de ces soldats italiens, engagés comme terrassiers à l'arrière ou combattants au front, a produit de nombreuses sources, tant en France qu'en Italie. Un contrôle postal italien francophone, visant à lire ces lettres pour appréhender le moral de ces troupes, a ainsi produit 716 rapports en France sur 600'000 lettres.
Les relations entre Français et Italiens ont très mal commencé, mais se sont bien terminées. Lors de leur arrivée fin 1917 - début 1918, les troupes italiennes comptaient des interprètes, mais très peu ; 74 interprètes pour 148 compagnies, répartis de façon très irrégulière. Les officiers connaissaient bien le français, mais les hommes du rang parlaient eux-mêmes mal l'italien, et s'exprimaient souvent dans un patois régional. Les Français les voient comme des « caporettistes », des soldats lâches dont on accuse le commandement italien de s'être débarrassés, et qui refuseraient de se battre dans leur pays. Ces hommes déclarés inaptes, souffrant par exemple de hernies, blessés, arrivant dans un état souffreteux, provoquent un rapport assez tendu et l'incompréhension quant à leur positionnement en arrière du front. Les Italiens viennent en France avec une grande idée de ce pays, de ses sacrifices à Verdun ; d'autres sont très critiques, reprochent un manque de propreté et d'hygiène morale.
L'amélioration des relations tient à l'évolution de la situation militaire en Italie, au mois de juin 1918, où une offensive autrichienne est stoppée par les armées italiennes. L'image des Italiens change ; l'idée d'un commandement interallié unique de Dunkerque à Venise en est renforcée (front sur le Rhin, front sur l'Isonzo). Les civils français s'aperçoivent que les Italiens savent bien travailler et se battre ; la Brigade des Alpes, c'est-à -dire la brigade garibaldienne, jouit d'une aura particulière. Par ailleurs, la bataille de Blény près de Reims, du 15 juillet 1918, où est engagé le IIe Corps d'Armée italien, voit cette brigade tenir le choc, et les Italiens de tout le Corps se font tuer sur place pour permettre l'arrivée de renforts français afin de stopper l'offensive allemande. L'abnégation des combattants italiens et l'efficacité des auxiliaires ont ainsi permis d'obtenir de bonnes relations entre civils français et soldats italiens.
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Troupes légères au XVIIIe siècle
Le troisième exposé du symposium, « L'impact de la guerre sur la population locale au XVIIIe siècle », a été présenté par Sandrine Picaud, agrégée d'histoire et docteur en histoire.
La discipline des troupes au milieu du XVIIIe siècle, et leurs interactions avec les populations, est examinée à l'époque de la Guerre de Succession d'Autriche, en Flandre, et notamment dans le Comté de Haynaut.
Subir
Les populations avaient en particulier la crainte des hussards et des troupes légères ; ils voyaient les détachements qui partaient à la guerre, qui traversaient leurs villages, qui s'y barricadaient et qui y combattaient. Les « partis de guerres », petits détachements légers, étaient ce que les gens voyaient de la guerre. Ce que l'on appelait la « maraude » ou « butiner » était le fléau des armées, et les « partisans » (commandants d'un parti) pouvaient tirer profit de ces activités pour attaquer l'ennemi. Les habitants subissaient également des rétorsions, comme la prise d'otages (le maire et ses adjoints, bourgmestre et échevins) afin d'assurer l'exactitude des renseignements ou le silence sur le passage de la troupe. Enfin, il existait des « exécutions militaires », soit des représailles : saccages, pillages, déprédations contre les maisons des récalcitrants, voire des villages entiers.
Collaborer
Outre ces violences calculées, il existait aussi des exigences reconnues dans le « droit » de la guerre de l'époque. Il était ainsi admis de prélever des contributions sur le pays conquis ou sur les pays dominés par l'ennemi, et ceci assurait les fournitures des armées ; on prélevait fourrage, chariots, bœufs et vivres divers. Les troupes légères et hussards, par détachements, allaient dans les villages concernés, remettaient des « bulletins de versements » (qui précisaient les quantités attendues et les délais fixés). Il y avait également une mise à contribution de la population sous la forme de guides et d'espions à fournir, afin de se renseigner sur le pays comme sur l'ennemi. Des troupes légères étaient également employées pour l'acquisition de renseignements, mais le recours à des espions permettait d'économiser ces troupes. Enfin, on pouvait exiger des habitants des travaux de terrassement, les réquisitionner pour fortifier des positions, et bien entendu pour loger les troupes ; dans ce dernier cas, la discipline était plus difficile à maintenir, et seuls les quartiers d'hiver (15 octobre - 15 mai) voyaient régulièrement une telle pratique.
Réagir
Etait-il possible de réagir aux excès commis par les troupes ? Des villages ont parfois refusé d'obéir à de nouvelles juridictions ; des prises d'armes ont eu lieu, comme en février 1746 à Louvain. Les habitants étaient en théorie soumis à des « lettres de sauvegarde », qui devaient les garantir contre des exactions ; en fait, on les distribuait contre une taxe, et elles ne protégeaient de rien du tout. A l'époque, civils et militaires étaient distingués, et les particuliers n'avaient pas le droit de prendre les armes ; les prévôts militaires pouvaient les condamner à mort dans ce cas. Par ailleurs, les contributions exigées faisaient l'objet de « placards », affiches posées sur les portes avec les montants fixés. Mais les mentalités évoluent dès le milieu du XVIIIe siècle, et les auteurs militaires recommandent alors clémence et humanité envers les populations, afin que celles-ci soient plus enclines à aider les troupes - notamment en fournissant des renseignements.
Posted by Ludovic Monnerat at 8h58 | Comments (3) | TrackBack
16 août 2005
Passage à Morgarten
Cet après-midi, j'ai donné un exposé sur un thème stratégique dans le cadre d'une instruction au renseignement sur la place d'armes d'Altmatt, dans le canton de Schwyz. Ce qui est assez piquant, c'est que l'introduction de ma présentation consistait en une brève étude de la bataille de Morgarten, qui s'est déroulée à moins de 10 km de là , le 15 novembre 1315. Avant de rentrer sur le Tessin, j'ai donc profité de faire un modeste crochet au-delà du Sattel afin de s'arrêter en ce lieu où les anciens Suisses ont massacré à 1 contre 2 la fine fleur de la noblesse de l'époque ; ce qui est fascinant, c'est que le paysage est suffisamment conservé pour imaginer sans difficulté l'embuscade parfaite que les Waldstaetten ont tendue ont duc Léopold de Habsbourg et à sa suite (la tour ci-dessus a été construite après). Un morceau d'histoire saisissant!
Posted by Ludovic Monnerat at 17h49 | Comments (3) | TrackBack
6 août 2005
Hiroshima, 60 ans après
Au sujet de la commémoration du 60e anniversaire du bombardement atomique d'Hiroshima, je conseille la lecture de l'article publié dans le Spiegel et traduit en anglais (première, deuxième et troisième partie). Une description honnête et factuelle des événements qui ont mené à l'emploi de l'arme nucléaire, sans ces tentatives de récupération qui de nos jours passent souvent par la réécriture de l'histoire.
COMPLEMENT I (7.8 2230) : Ce texte d'un entrepreneur japonais, qui offre une perspective possible de la manière avec laquelle les nouvelles générations nippones considèrent l'événement, mérite d'être lu (trouvé via Instapundit).
Posted by Ludovic Monnerat at 16h11 | Comments (12) | TrackBack
3 août 2005
Le long des ouvrages
Mes différents tours à vélo, pour sportifs qu'ils soient, ne sont jamais entièrement dénués d'un intérêt historique, voire tactique, sur le plan militaire. Lorsque la vitesse et mon souffle m'en donnent l'occasion, j'essaie ainsi de chercher certaines fortifications anciennes, embusquées le long des routes même les plus insignifiantes (et néanmoins suffisantes pour servir de rocades à des formations mécanisées), et j'apprécie le renforcement des passages obligés à l'aide d'ouvrages minés, de positions d'armes antichars ou d'autres aménagements. La plupart de ces ouvrages datent de la Seconde guerre mondiale et ont été neutralisés, mais restent bien visibles pour qui sait les reconnaître.
Ce qui est impressionnant, en sillonnant le Jura, c'est ainsi de se rendre compte à quel point chaque itinéraire menant d'une vallée à l'autre a été ou est encore prêt à être rendu impraticable. La photo ci-dessus montre un barrage antichar entre Envelier et Seehof, sur une toute petite route en asphalte que j'ai parcourue tout à l'heure (l'image est un peu de travers parce que je l'ai prise en roulant!) ; les trous dans le sol peuvent accueillir des poutres d'acier, qui étaient généralement entreposées à proximité, et sont capables d'empêcher le passage des véhicules les plus lourds. La même route compte au moins un ouvrage miné encore existant. Et il faut s'imaginer que les secteurs de retenue - les bouchons, quoi... - de tels obstacles étaient systématiquement battus par du feu au moins indirect, parfois direct...
Cette fortification faisait naturellement partie d'un plan d'ensemble. Cela n'a pas changé, et les différents ouvrages sont catalogués en fonction de leur valeur de retenue : un ouvrage valant 0,5 jour doit ainsi être capable de retarder pendant au moins 12 heures un adversaire militaire moderne, équipé de moyens du génie performants et nombreux. Et la succession de telles destructions, en plus de celles effectuées par la troupe (la charge cratère 88 s'y prête à merveille), voit son effet encore renforcé par les feux indirects, dont ceux des lance-mines 12 cm de forteresse, capables de tirer la munition intelligente Strix. Franchement, aujourd'hui encore, malgré toutes les réductions en effectifs, en armes et en ouvrages, attaquer militairement la Suisse par une offensive terrestre équivaut à un aller simple pour l'enfer!
Ceci dit en toute modestie, naturellement... :)
Posted by Ludovic Monnerat at 21h09 | Comments (13) | TrackBack
30 avril 2005
Vietnam, 30 ans après
On peut lire ces jours nombre d'articles racontant la chute de Saigon et la fin de la guerre en Indochine. Mais la présence très marquée de ce conflit dans les esprits, au moins pour la période de l'engagement américain, ne suffit pas à expliquer pourquoi on use et abuse de comparaisons absurdes avec les événements de notre époque. Il se trouve simplement que l'image du conflit vietnamien a été tellement biaisée par le cadre idéologique de la guerre froide qu'aujourd'hui encore la méconnaissance à son sujet est flagrante. Y compris sur le plan militaire et stratégique.
Ce n'est pas la peine d'entrer en matière sur le conte de fées que l'on nous sert régulièrement, visant à opposer la gentille population vietnamienne et le méchant occupant américain. La répression du régime de Hanoi a suffisamment balayé ces illusions répandues par les mouvances pacifistes et communistes. Cependant, la notion de guerre impossible à gagner - centrale pour l'influence des dirigeants et des citoyens américains - continue d'être largement partagée, alors qu'elle ne correspond absolument pas à la réalité. Qu'elle constitue l'une des opérations d'information les plus réussies de l'histoire relève de l'évidence.
Dans les faits, les Etats-Unis ont obtenu au Vietnam ce que les nations démocratiques obtiennent spontanément dans les petites guerres : un succès militaire dans le théâtre d'opérations, avec la destruction de leurs ennemis, et un échec politique à domicile qui précipite la défaite. Une stratégie visant à réduire la vulnérabilité de l'opinion publique domestique aurait certainement permis de durer, et donc de ne pas perdre la guerre : c'est l'absence des unités américaines qui a permis aux divisions mécanisées nord-vietnamiennes d'envahir le Sud et de le vaincre en 1975. Un seul vote des parlementaires US, refusant tout soutien à Saigon, a suffi pour cela.
Les militaires américains sont très largement responsables de leur échec. Participer à une stratégie incohérente et ne pas comprendre les termes du conflit ont été des erreurs monumentales, qui ont durablement coûté à la société américaine. En même temps, cette guerre était particulièrement complexe au niveau opératif, parce qu'elle superposait un affrontement asymétrique (la guérilla vietcong, qui pratiquait le terrorisme et les massacres délibérés de civils à des fins idéologiques) et un duel symétrique (les forces armées nord-vietnamiennes, équipées par exemple des meilleurs équipements soviétiques au niveau de l'aviation et de la DCA). Le centre de gravité du conflit n'a jamais été localisé. Les GI's se sont battus au mieux dans un flou conceptuel, au pire dans un aveuglement politique.
Avec le recul, il convient cependant de nuancer le jugement. Les Etats-Unis ont perdu la guerre du Vietnam, mais les Nord-Vietnamiens ne l'ont pas gagnée pour autant (il suffit de voir l'état de leur pays aujourd'hui par rapport aux dragons de l'Asie du Sud-Est), alors que le bloc communiste a vu son expansion être largement stoppée. La lutte des perceptions toujours intense au sujet de ce conflit montre bien que le jugement de l'Histoire n'est pas encore rendu.
COMPLEMENT I (1.5 1740) : Concernant la situation au Vietnam dans les années 70 et les possibilités pour les Etats-Unis de finalement gagner la guerre malgré les erreurs commises, cet article fournit des éléments de réponse intéressants.
Posted by Ludovic Monnerat at 8h48 | Comments (9) | TrackBack
18 avril 2005
Le raid sur Tokyo
Le Washington Times a publié aujourd'hui un éditorial sur le fameux raid du colonel Doolittle du 18 avril 1942, rappelant l'impact extraordinaire que l'attaque de 16 grands bombardiers partis d'un porte-avion a pu avoir sur les opinions publiques au Japon et aux Etats-Unis. Ce bombardement totalement imprévu, qui provoquera la funeste attaque japonaise sur Midway et annoncera donc la fin de l'expansion nippone dans le Pacifique, représente en effet l'archétype de l'opération spéciale : un plan simple, soigneusement dissimulé, entraîné sans relâche, utilisant la surprise et la vitesse pour frapper un objectif clairement identifié - la crédibilité des forces armées japonaises, alors jugées invincibles. Une leçon en termes d'innovation, de planification et de courage.
Posted by Ludovic Monnerat at 23h10 | TrackBack
10 février 2005
La vérité sur Dresde
Trois jours avant le 50e anniversaire du bombardement de la ville de Dresde par les Alliés, le Telegraph a publié sous la plume de l'historien militaire et journaliste Patrick Bishop une excellente analyse des enjeux représentés par cet événement. Il montre en particulier comment ce bombardement est aujourd'hui décrit par certains partis politiques comme un acte vengeur et gratuit, et comment sa perception évolue dans le public allemand. Lorsque 27% des Allemands de moins de 30 ans voient ce bombardement comme un holocauste, on mesure à quel point la réécriture de l'histoire peut servir des intérêts actuels.
Spécialiste de la Royal Air Force, Bishop rappelle ainsi que la ville de Dresde constituait une cible à la fois légitime et utile :
The historiographical trend, culminating in Frederick Taylor's superb recently published study, dispels any lingering notions about Dresden's innocence. It was an early convert to Nazism. Its factories pumped out high-tech war materials and, alongside the refugees, its buildings were crammed with administrators organising the last-ditch resistance. The railways running through it could funnel troops to the East to block the Russian advance - hence the Soviet request nine days earlier for an Allied attack.
Dresden, then, was a legitimate target within the context of the war as it was being fought, and Bomber Harris set about attacking it in conventional fashion. The 796 Lancasters he dispatched were, by that time, not an outstandingly large force. The fate of the city was ultimately sealed by a combination of the weather (which cleared, giving good bombing conditions), the use of incendiaries and the absence of serious anti-aircraft defences or bomb shelters.
Comme il l'explique, le livre publié ce mois par Frederick Taylor (Dresden: Tuesday, February 13, 1945) reconstitue en détail le bombardement de la ville, montre qu'il a entraîné la mort d'environ 25'000 personnes (et non 250'000) et dément la désinformation qui entoure l'événement. Pour vérifier l'utilité de la campagne de bombardements alliés en Allemagne, dont Dresde n'est qu'un petit élément, on lira avec intérêt le livre exceptionnel de l'historien Richard Overy (Why The Allies Won), qui consacre un chapitre au sujet et conclut à leur importance décisive dans la réduction du potentiel militaire allemand.
COMPLEMENT I (12.2) : Comme l'a relevé Robert ci-dessous, Frederick Taylor a accordé un entretien au Spiegel dans lequel il décrit la complexité consistant à parler aujourd'hui de ce thème. Extrait :
Some people mistake the attempt at rational analysis of a historical event for a celebration of it. My book attempts to be distanced and rational and where possible I try to separate the myths and legends from the realities. I personally find the attack on Dresden horrific. It was overdone, it was excessive and is to be regretted enormously. But there is no reason to pretend that it was completely irrational on the part of the Allies. Dresden had war industries and was a major transportation hub. As soon as you start explaining the reasons for the attack, though, people think you are justifying it.
On notera qu'il rejette fort logiquement toute la récupération dont ce bombardement fait aujourd'hui l'objet.
Posted by Ludovic Monnerat at 16h18 | Comments (23) | TrackBack