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9 février 2007
La forge de la civilisation
Sur le Meilleur des Mondes, Stéphane a rebondi sur mon billet ci-dessous concernant l'avenir pour s'intéresser à la fragilité de la civilisation. Il écrit notamment ces lignes limpides :
Il est triste de le réaliser, mais la civilisation n'est pas donnée. Elle ne le sera sans doute jamais. Vivant au milieu d'un ensemble sécurisant et stable, il est facile de tomber dans l'illusion selon laquelle notre environnement serait acquis. C'est un piège. Ceux qui la minent pour y bâtir un ordre, ou un désordre, plus conforme à leurs valeurs, le savent bien. L'édifice est en équilibre, constamment régénéré à tous les niveaux par le renouvellement de la population. Il n'est pas besoin de le détruire dans son intégralité pour le faire tomber, simplement jouer de quelques faiblesses dans la structure.
Il incombe à ceux qui ont à coeur de défendre la société dans laquelle ils vivent de comprendre ses fondations pour mieux les préserver. Mais il est vrai, réaliser que nous sommes finalement toujours si proches de la sauvagerie primitive a quelque chose de décourageant.
Je pense que ces lignes mettent le doigt sur l'élément essentiel : la civilisation est d'abord une prise de conscience, une compréhension civique de ce qui fonde une société durable, un dépassement des intérêts individuels pour mieux servir ceux de l'humanité. Il y a bel et bien un éternel recommencement dans la succession des générations, de même qu'une vague incessante dans l'avènement d'être jeunes et moins sages. Les tenants des vérités absolues comme du relativisme pavlovien sont étrangers à ce mouvement, à cette remise en question didactique, à cette destruction créatrice. Il ne s'agit pas de réinventer la roue, mais de faire tourner les manèges de notre époque, de préserver l'incandescence de la forge où la civilisation est appelée à renaître avec effort.
Je ne trouve pas décourageant que nous soyons en permanence menacés de redevenir barbares, et que les barbares eux-mêmes soient parmi nous. Je trouve en revanche désolant que des individus intelligents et parvenus à de hautes responsabilités en viennent à nier les constantes de l'Histoire, comme la nature consubstantielle de la guerre ou le caractère belligène des conflits d'intérêts, ou s'escriment à promouvoir des concepts contraires à notre vocation tels que la décroissance. Car ces aveuglements et ces renoncements, loin d'être universels, ne sont que les premiers pas de la chute qui menace toute civilisation oublieuse de ses racines et indifférente à son futur. Tel est d'ailleurs le prix fréquent des certitudes détachées des réalités.
Oui, chaque génération est appelée à tout recommencer. Il faut donc accepter les défis de ce recommencement, identifier les acteurs et les phénomènes qui menacent la civilisation, et prendre les mesures nécessaires pour en venir à bout et réinventer l'ordre, les règles, les accords, les compromis permettant au monde de vivre et de survivre pour quelque temps. Avant que tout cela ne soit périmé et doive être réinventé.
Puissent l'espace de réflexion et de dialogue ouvert sur ce site jouer un rôle positif dans ce sens !
Publié par Ludovic Monnerat le 9 février 2007 à 23:38
Commentaires
"destruction créatrice" dites vous : oui ! l'expression initiale est de Schumpeter, exprimée aux alentours de 1940,
pour lui, le monde libre ("le capitalisme libéral") doit être défendu contre ses ennemis : à cette époque là , c'était d'abord le socialisme nationaliste allemand (les "nazis"), et Schumpeter était convaincu qu'il serait vaincu,
ensuite il voyait le communisme comme principal ennemi, en étant certain qu'il serait vaincu lui aussi, mais que ça prendrait + de temps,
effectivement, il aura fallu attendre la fin des années 80 pour qu'il s'écroule,
après, il hésitait : il ne savait pas très bien quel serait l'ennemi,
il voyait l'ennemi intérieur : ceux que vous appelez les "pacifistes", tous les gens qui vivent dans ce confort matériel et intellectuel qui cherchent "à promouvoir des concepts contraires à notre vocation tels que la décroissance" dites vous,
il voyait aussi poindre un autre ennemi possible, mais il ne pouvait pas l'imaginer : il pensait à une secte, une religion, ou qqch comme ça, mais il ne pensait pas aux "islamistes" !
en fait, nous sommes arrivés à ce stade : ces deux ennemis sont dominants maintenant, et ils sont et ils seront difficiles à vaincre, surtout quand ils s'allient !
sinon, comme disait Paul Valéry : "nous autres civilisations, savons que nous sommes mortelles"
Publié par JPC le 10 février 2007 à 7:32
Non, non et non.
"La civilisation est d'abord une prise de conscience......"
Il n'y a pas de civilisation qui ne se définisse que par des apparentemments abstraits (à part, peut-être la civilisation du consommateur planétaire), sans un primat essentiel et indispensable du fait ethnique. Ou alors que l'on me cite une grande civilisation où le fait ethnique serait absent ou même seulement secondaire.
"....une compréhension civique de ce qui fonde une société durable, un dépassement des intérêts individuels pour mieux servir ceux de l'humanité."
Une civilisation est forcément basée sur la distinction, sur la différenciation entre les blocs civilisationnels, forcément concurrents et quelquefois antagonistes. Evoquer l'humanité comme un ensemble unifié, c'est nier de fait ce qui rend possible l'existence même des civilisations.
"Je ne trouve pas décourageant que nous soyons en permanence menacés de redevenir barbares, et que les barbares eux-mêmes soient parmi nous."
Autre erreur, à mon sens, d'envisage la marche de l'histoire, de façon linéaire et en termes moraux.
Il ne s'agit pas d'être bon ou meilleur que ses ancêtres, il s'agit, si l'on parle en termes de civilisation, de durer; et pour durer, il faut être fort, maintenir sa souveraineté géographique, garantir ses intérêts stratégiques et par dessus tout pérenniser son socle ethnique.
"Oui, chaque génération est appelée à tout recommencer."
Non, les peuples qui durent sont ceux qui ont la plus longue mémoire, le sens de l'héritage, le goût de la filiation, la volonté de reproduire, de se reproduire (ce qui n'exclue évidemment pas l'évolution, mais une évolution au sein de la même structure).
Ce qui est d'ailleurs une loi naturelle du monde vivant que n'importe quel biologiste ou éthologue pourrait aisément confirmer.
Publié par fass57 le 10 février 2007 à 12:07
Sur ceci...
"La civilisation est d'abord une prise de conscience."
... j'aimerais encore citer Oswald Spengler:
" Lorsque les raisons de s'interroger sur l'existence de la vie entrent dans la conscience humaine, la vie elle-même est déjà remise en question."
Publié par fass57 le 10 février 2007 à 12:39
"Ou alors que l'on me cite une grande civilisation où le fait ethnique serait absent ou même seulement secondaire."
Secondaire ? C'est Rome. Les Romains ont intégré les Sabins, les Etrusques, puis les habitants du Latium, de la Cisalpine, des Gaules et ainsi de suite... Au départ, les gentes ethniquement hétérogènes qui se dotent d'un rex (les Tarquins) et d'une lex, créant ainsi le populus (d'où le SPQR), doté d'un territoire, la patria. Le populus était en extension permanente. L'octroi progressif du droit de cité à la plupart des habitants de l'empire s'est réalisé indépendamment de l'ethnie. L'appartenance à la même civilisation, avec quelques particularisme locaux, fait qu'on vivait de la même façon à Londinium, Lugdunum, Hippone ou Petra, et le monde se divisait, sur le mode Grecs, entre les Romains et les barbares. Le jus cosmopoliticum primait sur les identités locales, sans toutefois les neutraliser, les Romains n'ayant pas inventé la natio.
Publié par Dario le 10 février 2007 à 14:32
Certes, mais il s'agissait là d'affaires entre "européens", même si l'Europe n'existait pas encore en tant que concept. D'ailleurs, l'obsession romaine de détruire Carthage montre bien que la conscience de mondes radicalement différents existait déjà à l'époque. On peut aussi penser à la défiance d'un Cicéron envers les villes portuaires, porteuses d'un cosmopolitisme susceptible de saper les fondements de la romanité. Bien conscient qu'il était qu'un ensemble destiné à durer se doit de toujours conserver un socle compact et globalement homogène, pour structurer le reste de la construction.
Votre remarque (correcte, mais qui décrit essentiellement Rome après le funeste édit de Caracalla) (1) illustre à merveille l'élasticité du terme "ethnique": quand j'entends par exemple certains ingénieurs sociaux nous dire que la Suisse a toujours été pluri-ethnique, pour nous faire passer la présence d'ethnies récentes d'extraction lointaine, je ne peux m'empêcher de sourire. Comme si la distance "ethnique" entre le valaisan que je suis et un appenzellois par exemple était la même qu'entre un suisse quelconque et, disons, un migrant soudanais.
(1)http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89dit_de_Caracalla
Publié par fass57 le 10 février 2007 à 15:29
Publié par fass57 le 10 février 2007 à 15:31
Lors d'un précédent débat sur ce site AJM a signalé un article sur le blog de Fjordman
intitulé "Marxism or Decadence? The Cause of Western Weakness"
http://gatesofvienna.blogspot.com/2007/01/marxism-or-decadence-cause-of-western.html
Je cite deux passages remarquables :
"If you want to see a really nasty example of the hatred against Western civilization on display,
here's a link from Danish blog Uriasposten. Thyra Hilden and Pio Diaz projected video images
of flames onto 1,000 square-metre glass screens in a museum in the central Danish town of
Aarhus. The "art" exhibition was called "City on Fire - Burning the roots of western culture."
The artists assured us that "It is not actual fire that destroys actual buildings - but the idea of
fire that destroys the historical and ideological roots of Western culture." Part of their vision
was "to create an aesthetic image of the deconstruction of the cultural roots of the Western
world," because as they said, Western culture was very aggressive, while Islamic culture has
been far less so."
....
"The Frankfurt school of cultural Marxism, with such thinkers as Antonio Gramsci and Georg
Lukacs, aimed at overthrowing capitalist rule by undermining the hegemonic culture. According
to Gramsci, the Socialist revolution, which failed to spread following the Russian Revolution in
1917, could never take place until people were liberated from Western culture, and particularly
from their "Christian soul." As Lukacs said in 1919, "Who will save us from Western Civilization?"
This could be done through breaking down traditional Judeo-Christian morality and family patterns
and undermining the established institutions from within. In 2007, we can see clearly that this
strategy has been quite successful in Western media and academia, which are not only neutral or
lukewarm in defending our civilization, but are in many cases actively aiding our enemies. The
irony is that most Westerners have never heard of Gramsci, yet ideas similar to his have had a
huge impact on their lives."
Pauvre Europe ...
Publié par Alexandre le 10 février 2007 à 17:40
"we can see clearly that this
strategy has been quite successful in Western media..."
Certes, mais à qui appartiennent ces médias?
Publié par fass57 le 10 février 2007 à 17:59
Entre mon intervention de plus haut et maintenant je viens de découvrir les deux premiers
épisodes de la remarquable série documentaire "Civilisation - A personal view by Lord
Kenneth Clark" réalisée en 1969. A l'origine de ce panégyrique d'une douzaine d'heures
sur la civilisation Occidentale, c'est la réaction personnelle, passionnée et énergique d'un
ancien directeur de la British National Gallery de Londres face au nihilisme postmoderne, au
déconstructionnisme et au dogmatisme révolutionnaire de années 60, et spécialement 1968.
Je cite ses paroles d'introduction:
"Looking at these great works of the Western man and remembering all he has achieved in
philosophy, poetry, arts, music, science and law-making it does seem hard to believe that
European civilization could ever vanish .. and yet you know, it has happened once. All life
giving human activities that we lump together under the name of civilization have been
obliterated once in Western Europe when the barbarians ran over the Roman empire. For
two centuries the heart of the European civilization almost stopped beating ...In the last
two years we developed an uneasy feeling that this could happen again and "advanced
thinkers" who ...thought it fine to gang up with the barbarians have began to question if
civilisation is worth preserving."
La série débute par une énumération de critères permettant de juger le génie et la portée
de la civilisation greco-romaine et aborde tout de suite la question fondamentale: "Comment
est-ce que l'effondrement à été possible". Aussi complexe et solide qu'elle puisse paraître,
une civilisation est en fait fragile. Elle peut être détruite. Quelle sont ses ennemis ? Les
références a Gibbon abondent : les vertus martiales et la "gravitas" républicaine ont été
anéanties durant l'antiquité tardive par une combinaison dévastatrice de sentiments
d'impuissance politique, de perte d'intérêt pour la chose publique, d'ennui (affligeant
implacablement les peuples ayant atteint un haut degré de prospérité matérielle), de manque
de confiance, d'irrationalisme et de peur mesurables par l'invasion croissante du ritualisme,
des mystères et des religions prometteuses d'un monde idéal non pas durant la vie et dans
le cadre de la "polis" mais après la mort, et ailleurs, etc. Ce qui est toujours présent durant
les grands moments d'une civilisation est le sentiment d'une inébranlable confiance: confiance
en soi, confiance en la société au milieu de laquelle on vit, confiance en ses loi ou sa philosophie.
Pour soutenir des choses aussi variées que les institutions d'une civilisation, ses monuments
architecturaux ou simplement la volonté des gens de se reproduire et de passer un héritage
culturel il faut de la volonté, de la vitalité, un amour de la discipline et une foi vigoureuse
dans les lois et les valeurs de cette civilisation.
A l'age moderne, nombreux sont ceux qui définiraient la civilisation par le raffinement des
sensibilités, les bonnes manières ou les conversations agréables. D'autres identifient carrément
civilisation avec tolérance aveugle et refus inconditionnel de la violence. La civilité, l'élégance
sont, certes, des éléments par lesquels on reconnaît une culture avancée mais de manière,
fondamentale ce sont le résultat pas la cause d'une civilisation. Le moteur de toute civilisation
est la confiance soutenant à la fois la volonté, le nerf, le respect, l'ambition ou la foi. Quant à
la deuxième catégorie de personnes, l'effort de déguiser en supériorité morale ou intellectuelle
ce qui n'est que de l'ignorance, irresponsabilité, peur ou carrément de la lâcheté est pathétique.
L'Europe, séduisante par ses finesses et ses élégances, ne s'aime plus et affiche tous les signes
d'un épuisement civilisationnel. La meilleure mesure de cette décadente est la démographie.
Les Etats-Unis restent une superpuissance parce que les américains croient, pensent, agissent
et continuent a faire des enfants comme si l'Amérique sera toujours "The Number One !".
Publié par Alexandre le 11 février 2007 à 9:49
Je me permets de continuer la "polémique" sur mon blogue, en toute amitié.
http://avenirdufutur.hautetfort.com/archive/2007/02/11/la-science-fiction-moteur-de-l'histoire.html
Publié par Juan_rico le 11 février 2007 à 10:35