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24 janvier 2006
Le prix sanglant des otages
La capture d'êtres humains dans le but d'en tirer une rançon, politique ou pécuniaire, est une pratique des plus anciennes. La sinistre réputation des Suisses au plus haut de leur puissance provenait d'ailleurs largement de leur réticence à faire tout prisonnier sur le champ de bataille, contrairement à l'usage de l'époque, où chacun pouvait être monnayé en fonction de son statut. La levée en masse mue par le nationalisme a certes banni cette pratique des conflits armés de haute intensité, mais elle a toujours fait partie des petites guerres ; cette évolution s'explique aussi par l'avènement d'un droit des conflits visant à bannir de ceux-ci des méthodes également pratiquées à des fins criminelles. Une préoccupation qui indiffère largement les combattants irréguliers.
Sur les champs de bataille modernes, la présence nouvelle des médias a transformé la prise d'otage en fournissant à ses auteurs des leviers émotionnels et politiques inédits. Le calvaire vécu par les otages occidentaux au Liban, dans les années 80, a montré l'impact que pouvaient avoir au fil du temps des individus érigés en symboles, ainsi que la sensibilité accrue des rédactions lorsque les otages se trouvent être des journalistes. Depuis lors, les représentants des médias sont constamment perçus par les belligérants en situation d'infériorité matérielle comme une source potentielle de bénéfices, susceptible de compenser partiellement cette infériorité. Que ce soit sous forme de couverture médiatique, de chantage politique ou de revenu financier, les journalistes sont devenus des cibles prioritaires.
Malgré leurs propos tranchés, du genre « on ne négocie pas avec des terroristes et des kidnappeurs », les gouvernements occidentaux sont mis en difficulté par la prise en otage de leurs ressortissants. Lorsque que celle-ci se fait à des fins politiques, et vise par exemple à la libération de prisonniers ou à d'autres décisions significatives, la menace sur la crédibilité de l'Etat représente souvent un enjeu justifiant aux yeux des dirigeants l'emploi de la force armée, en notamment l'emploi d'unités spéciales pour libérer les otages (Mogadiscio en 1977 pour l'Allemagne ; Marignane en 1994 pour la France). En revanche, la détention de ressortissants à des fins pécuniaires offre une porte de sortie moins risquée, et la perte de crédibilité consécutive au versement d'une rançon est modeste si la transaction reste secrète.
Afin de libérer ses ressortissants pris en otage au Sahara et ceux d'autres nationalités, en août 2003, l'Allemagne a ainsi accepté de verser une rançon ; probablement 6 millions de dollars pour 14 personnes. Pour George Malbrunot et Christian Chesnot, les 2 journalistes kidnappés en Irak, la France a semble-t-il également payé 6 millions de dollars, puis 15 millions l'année suivante pour la seule Florence Aubenas. L'Italie a semble-t-il payé 5 millions de dollars pour les travailleuses humanitaires Simona Pari et Simona Torretta, puis 6 millions pour la journaliste Giulana Sgrena. Enfin, l'Allemagne aurait versé environ 5 millions pour l'archéologue Suzanne Osthoff.
Cette méthode criminelle destinée à augmenter les capacités belligérantes n'est cependant pas une garantie de succès. Tout d'abord, toutes les nations prospères n'acceptent pas le versement de rançons, et les pays cités ci-dessus ne sont qu'une minorité. Par ailleurs, de nombreuses nations n'ont pas les moyens ou ne se sentent pas obligées de payer pour la liberté de leurs ressortissants. De plus, comme l'a par exemple expérimenté Bernard Planche, les otages d'une même origine n'ont pas la même valeur, et il vaut mieux être femme, journaliste et/ou jolie pour décrocher le jackpot. Enfin, le nombre même de prises d'otages contribue à dévaluer leur impact sur les perceptions, et donc l'effet politique ou pécuniaire attendu. La méthode fonctionne au mieux lorsqu'elle appliquée de manière ciblée, durable et impitoyable.
Même si tous les otages sont loin de connaître le même sort ou d'avoir la même valeur, les sommes en jeu restent toutefois considérables ; certains kidnappings peuvent ainsi se transformer en un afflux de capitaux susceptible d'avoir une influence sur la durée, l'intensité ou même l'issue d'un conflit. Les réseaux terroristes sont habitués à fonctionner avec des fonds limités, dans des pays où le coût de la vie est très bas ; une manne de plusieurs millions équivaut à multiplier leur capacité à acquérir des armes, des explosifs, des munitions, des renseignements ou des complicités, et donc à commettre des attentats plus nombreux et plus meurtriers. De fait, la liberté de quelques citoyens européens a coûté la vie à des centaines de citoyens irakiens ou algériens.
Quel que soit le soulagement éprouvé lors des libérations, le tapis rouge déroulé lors des accueils en grande pompe annonce une saignée qu'il serait indécent d'ignorer.
COMPLEMENT I (31.1 0715) : Cet article du Monde fournit quelques indications supplémentaires sur les rançons versées par le gouvernement italien pour la libération des otages mentionnés ci-dessus.
Publié par Ludovic Monnerat le 24 janvier 2006 à 19:55
Commentaires
"De fait, la liberté de quelques citoyens européens a coûté la vie à des centaines de citoyens irakiens ou algériens.
Quel que soit le soulagement éprouvé lors des libérations, le tapis rouge déroulé lors des accueils en grande pompe annonce une saignée qu'il serait indécent d'ignorer."
En lisant votre conclusion, j'exulte!
Vous allez encore vous trouver des tas de petits copains-copines sur toutes sortes de blogs...;)
Pour ce qui touche les disparités de "traitements" (sans jeu de mot) entre les cas Aubenas et Planche, vous n'avez pas (volontairement?) fait état de sa couleur politique...cette dernière étant "journaliste" à "Libé". Cela à sans doute pesé autant, sinon plus que sa condition de femme, surtout en ce qui concerne le battage des médias à qui nous devons de manière casi certaine cette envolée "spectaculaire" des enchères que vous soulignez...15 millions pour 1 au lieu de 6 pour 2, c'est effectivement un score, ce n'est pas rien.
Il n'y a guère que la pauvre Indgrid Betancourt, contre exemple de service, qui ne fasse recette. Pourtant, elle n'est pas spécialement laide, elle représente les fameuses forces de progrès, apanage d'une certaine gauche pour le moins coquette et bénéficie par ailleurs de liens étroits avec la famille Villepin...soit autant de garanties pour normalement s'assurer un prompt retour en fanfare. Et pourtant, et pourtant...
Mais qui diable dérange t'elle à ce point pour que toutes les tentatives politiques, diplomatiques et financières soient demeurées vaines? Mystère.
Publié par Winkelried le 24 janvier 2006 à 20:38
Bravo Ludovic!
Il est clair que les payeurs de rançons se rendent complices et des crimes que l'argent servira à financer, et des futures prises d'otages.
C'est un peu le problème de l'image. Peut-être faites-vous partie de ceux qui disent "une image vaut 1000 mots", et si cette formule peut parfois se vérifier, il ne faut surtout pas oublier que remplacer un texte par de l'image, c'est remplacer la raison par l'émotion, faire l'économie de l'intelligence par le sentiment.
Pour la petite histoire, j'avais commis un même article dans la rubrique "humeur" du Chablais Magazine; je suppose que vous n'avez pas de peine à avoir une meilleure audience sur ce blog.
Publié par pan le 24 janvier 2006 à 21:18
Il y a aussi les otages légaux, commes les deux touristes (français et allemand) condamnés à 18 mois de prison ferme par l'Iran pour avoir illégalement (et manifestement par erreur) pénétré les eaux territoriales iraniennes.
Sur mon blog :
Publié par Emmanuel le 24 janvier 2006 à 21:30
"le tapis rouge déroulé lors des accueils en grande pompe annonce une saignée qu'il serait indécent d'ignorer" ...
indécence qui m'a d'ailleurs valu, quand j'ai voulu la dénoncer, une expulsion en règle du blog de Libération !
Surtout qu'en plus, j'avais voulu évoquer le probable recrutement par la DGSE du... fameux chauffeur Hussein !
Publié par jc durbant le 24 janvier 2006 à 22:11
Je constate que tu as laissé de côté le fait que le cas du Sahara concernait aussi des touristes suisses et que la question de la rançon payée a aussi été posée à leur égard...
Publié par Sisyphe le 24 janvier 2006 à 22:59
L'argent des otages fournit les moyens de la terreur, mais au moins il y a le prétexte des otages.
L'argent donné à bien plaire et sans contrôle aux palestiniens par les Européens fournit la corruption du fatah, ses moyens de terreur, ainsi qu'au djihad, au hamas et tous leurs prête-noms.
Comme un député Européen à force de détermination a réussi à exposer la chose, certains pays n'ont pas versé leur obole cette année. Pour compenser ce manque à gagner, la France à doubler sa contribution "officielle" à 150 millions d'euros.
Même pas besoin de prendre un ticket le vendredi 13 pour toucher le gros lot!
Publié par elf le 24 janvier 2006 à 23:24
Tiens, oui, pourquoi Ingrid Betancourt n'est-elle pas libre?
Candidate malheureuse à l'élection présidentielle (elle atteignait tout de même un demi-pourcent d'intentions de vote du haut de son parti écologiste), elle insista pour aller porter sa campagne au coeur d'une zone disputée par les FARC, guérilla marxiste, et déclina l'offre gouvernementale qui lui offrait pourtant une protection assurée par l'armée. Comment s'étonner de sa capture?
Depuis, la pauvre Ingrid, bien plus médiatisée et connue en France que dans son pays d'origine, est toujours aux mains des FARC. Et cela ne changera pas parce qu'il n'y a aucune raison que cela change; la France ne payera pas pour elle (elle est Colombienne après tout) et elle offre une tribune médiatique régulière, grâce à l'influence et au lobyying dont dispose sa famille. En plus, comme elle est détenue par des marxiste (des "proches" idéologiques d'une certaine presse, malheureusement égarés par leur enthousiasme hors des sentiers du socialisme réformiste, en tous cas des amis de la famille de pensée) il est difficile d'en faire un scandale.
Il y a bien eu quelques tentatives de libération plus ou moins ridicules de la part de la France ou de certains élus écolos (qui appelaient les FARC comme leurs "potes") mais la réponse des guérilleros a toujours été simple: pour l'instant, Ingrid leur est plus utile vivante et prisonnière.
Ingrid Betancourt, c'est un peu comme un budget publicité gratuit.
Publié par Stéphane le 24 janvier 2006 à 23:36
Même si ce n'était pas le sujet principal, il me semble qu'il aurait été de bon aloi de rappeler, au 3e paragraphe, qu'il est arrivé à la Suisse de libérer des condamnés emprisonnés en échange d'otages (Zarka).
Publié par François Brutsch le 24 janvier 2006 à 23:39
Et si, lorsque les terroristes exigent une rançon, cette somme était mise en jeu pour récompenser ceux ou celles qui permettraient de libérer les otages et d'arrêter les auteurs de ce genre de méfait.
Alex
Publié par Alex le 25 janvier 2006 à 8:15
Vous avez vu récemment un certain film avec Mel Gibson, non ? :)
Publié par Ludovic Monnerat le 25 janvier 2006 à 8:47
Vous soulignez clairement le cercle vicieux du paiement d'une rançon : les fonds permettent au mouvement criminel de continuer à vivre et, surtout à agir, et à reproduire son geste. Ce fait seul prouve la stupidité du paiement, surtout en situation de guerre !
Qui plus est, ces otages, se défendant de faire leur travail, savaient très bien où ils mettaient les pieds, surtout après l'assassinat du premier américain, largement diffusé sur le net.
Leur enlèvement résulte donc d'un risque mal calculé/géré par eux, et qui, s'il ne peut déontologiquement être sanctionné (car leurs actes mettent en péril bien plus de vies que la leur), devrait inciter les dirigeants à ne pas agir de façon émotionnelle.
Publié par Ares le 25 janvier 2006 à 10:59
Heu! Pour être franc, je n'ai vu que la bande de lancement. Mais je trouve néanmoins l'idée intéressante. A étudier!
Alex
Publié par Alex le 25 janvier 2006 à 11:48
Disons que l'argent est un facteur essentiel dans les conflits de basse intensité, comme l'Irak et l'Afghanistan l'ont encore rappelé. En même temps, offrir des primes pour la libération d'otages peut également favoriser une industrie plus subtile du kidnapping, avec des accords "cartellaires" entre kidnappeurs et libérateurs...
Pour ma part, je pense que les sommes en question seraient bien mieux investies dans les capacités de détection et d'intervention des forces armées.
Publié par Ludovic Monnerat le 25 janvier 2006 à 12:43
Combien de garde du corps pour assurer la sécurité d'un tel militaire et éviter une rançon.... inestimable ?
"LONDRES - Le prince Harry sortira en avril de la prestigieuse académie militaire de Sandhurst en tant que sous-lieutenant de cavalerie, et pourrait théoriquement être envoyé en Irak, a-t-on appris mercredi de source officielle.
...
Après sa sortie de Sandhurst (sud de l'Angleterre), où il est élève depuis mai 2005, le prince Harry pourrait même découvrir l'Irak, où les Blues, son futur régiment de cavalerie, pourraient être envoyé en mission.
"Il est correct de dire que si son escadron va en Irak, alors il ira probablement avec lui", a confirmé un porte-parole du ministère de la Défense.
"
Publié par Deru le 25 janvier 2006 à 18:36
Disons qu'en l'occurrence la sécurité opérationnelle sera la plus importante. Pour un externe, il n'a pas a priori très facile de repérer à distance un officier parmi d'autres, dans un régiment de cavalerie équipé de véhicules blindés... Si le prince Harry est bon officier, ses hommes se feront tuer sans hésiter pour lui !
Publié par Ludovic Monnerat le 25 janvier 2006 à 19:13
Hem, je pourrais dire beaucoup de mal de ces snobinards d' officiers de cavalerie, mais ce serait un peu déplacé.
Quel est le ratio entre kidnappés qui étaient protégés par des gardes du corps et ceux qui ne l' étaient pas ? Quelqu' un a des chiffres ?
Il se trouve encore actuellement des gens assez irresponsables pour voyager sans escorte dans des environnements de niveau 5... ou pour faire confiance aux milices locales...
J' ai aimé l' attitude du Japon envers ses hotages une fois délivrés. On leur a bien fait comprendre leur irresponsabilité. Les pays européens ont là un exemple à prendre.
Publié par Arnaud le 25 janvier 2006 à 22:21
Disons surtout que Harry va se retrouver loin, très loin des points chauds d'Irak ;)
Publié par Ares le 26 janvier 2006 à 12:36
Certains otages s'en tirent bien mieux que d'autres:
http://extremecentre.org/?p=455
Publié par Sittingbull le 26 janvier 2006 à 16:18
Mais pourquoi donc la France aurait-elle payé une rançon? Tout d'abord à cause d'une pression médiatique. On peut remarquer une attitude corporatiste de la part des journalistes (cas de Chesnot/Malbruneaux et Aubenas), qui, dans le cas d'un ingénieur agissent dans le seul but d'avoir "bonne conscience" et par soucis d'égalité de traitement (question d'image).
Ensuite c'est un gain pour le ministre des affaires étrangères concerné qui apparaît ainsi comme un "libérateur".
Le problème, vous l'avez évoqué, est l'utilisation qui sera faite de la rançon et l'émergence d'une relation kidnappeurs-libérateurs perverse. A moyen terme les enlèvements seront donc incités. Revenons à l'utilisation de la rançon. La France paie des groupes armés, effectivement, qui se doteront en moyens supplémentaires. Moyens qui se retourneront contre les soldats américains et britanniques, et non pas contre l'armée française (à supposer que ces groupes soient peu mobile géographiquement).
Le seul point négatif restant est donc l'augmentation du risque d'enlèvements. La présence française étant relativement faible, ce risque est sans doute considéré comme modéré.
Ajoutons que les décideurs politiques visent avant tout leur réélection, ils sont donc peu sensibles à la réputation de long terme de la DGSE, et tant pis si elle n'apparaît pas comme étant intraîtable.
Notez que je suis moi-même opposé à ce genre de rançons.
Publié par frenchboy le 26 janvier 2006 à 20:10
Je ne sais ce que vaut le Prince Harry mais une chose est sure c'est que les Grandes Familles européennes ont produit le plus grand nombre d'officiers de grande valeur et rempli au delà de ce qu'on pouvait espérer, les monument aux morts de toutes les guerres. Les hommes les ont suivi au combat quand ils étaient vrais et comme dit LM jusqu'a la mort. La Noblesse moderne ne sera pas celle des blasons mais elle ne sera pas différente : des Hommes et des Femmes hors du commun... un exemple tangible avec la pépinière de Grands soldats qu'a produit les Kibboutz israéliens.
Publié par Yves-Marie SENAMAUD le 29 janvier 2006 à 1:52
Un complément a été ajouté au billet sur le prix sanglant des otages, avec les révélations faites dans la presse italienne sur les rançons versées par le gouvernement Berlusconi. Il est intéressant de constater les dénégations poursuivies, presque honteuses, des gouvernements acceptant de passer à la caisse - et donc de financer des activités à la fois criminelles et belligérantes...
Publié par Ludovic Monnerat le 31 janvier 2006 à 7:15