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15 septembre 2005
L'autocensure des militaires
L'un des aspects les plus déplaisants de la planification militaire, à court ou à long terme, reste l'autocensure que l'institution s'inflige à elle-même. J'en parlais aujourd'hui à midi avec l'un de mes camarades : dans les groupes de travail qui sont formés pour conduire les multiples projets en cours, il arrive immanquablement un instant où un esprit un peu moins ouvert que les autres déclare, d'un ton qui n'admet aucune réplique, « politiquement, c'est impossible. » En général, c'est l'argument massue, celui que l'on dégaine pour flinguer une initiative trop originale, trop innovatrice, trop rétive au consensus mou. Et il faut un courage moral hors du commun pour montrer le caractère souvent déplacé d'un tel argument.
Il va de soi que la politique joue un rôle déterminant dans le développement des armées. On peut difficilement soutenir un projet contredisant par exemple la volonté populaire exprimée ou les choix rendus publics par le Conseil fédéral. Cependant, le problème est ici différent : il survient lorsque les militaires se mettent à la place des politiques et imaginent leurs décisions avant même que les options soient entièrement développées. En tant qu'outil stratégique majeur au service d'un pays, une armée doit contribuer à préserver et à élargir la liberté d'action du Gouvernement par une culture axée sur l'ouverture d'esprit, la polyvalence, l'imagination et le dialogue. Renoncer à une option parce qu'elle tranche avec le quotidien peut parfois coûter très cher.
A ce sujet, il me revient une anecdote vécue durant mon dernier séjour dans une installation de commandement souterraine de l'armée. Dans le cadre d'un exercice qui avait pour thème général la sûreté sectorielle face à une menace de type asymétrique, j'avais en effet été chargé d'élaborer un ensemble d'actions possibles au niveau opératif. Certaines d'entre elles, même si le scénario était celui d'un conflit, étaient plutôt aventureuses et impliquaient des risques aussi mesurés que certains. Lorsque je les ai présentées à la direction d'exercice, qui faisait office de filtre avant une présentation en plénum devant le chef de l'état-major de conduite de l'armée, j'ai remarqué passablement de regards écarquillés dans l'assemblée, de bouches ouvertes, et même de teints pâlissants. Le mot « politique » était sur toutes les lèvres.
L'autocensure des militaires n'est pas seulement une crainte carriériste, une timidité institutionnelle. Elle est aussi une excuse pour l'immobilisme, un recours pour l'incompétence.
Publié par Ludovic Monnerat le 15 septembre 2005 à 20:43
Commentaires
Une question intéressante est de savoir si le fait que l'armée suisse est une armée de milice, de sorte que la plupart de ses cadres font une autre carrière ailleurs, ne favorise pas quand même le franc-parler par rapport à un autre système institutionnel.
J'avais cru comprendre qu'une partie des universitaires étaient aussi officiers. Je n'irai pas jusqu'à dire qu'ils ont l'esprit ouvert, mais ils sont quand même assez habitués à pouvoir dire n'importe quoi sans conséquences pour eux!
Publié par François Guillaumat le 15 septembre 2005 à 23:02
Vos collègues apprécieront... :)
Publié par LMAE le 16 septembre 2005 à 0:07
Pffff...
Chapeau bas!
Publié par Ruben le 16 septembre 2005 à 0:58
Il y a un proverbe arabe qui dit : " regarde le chien, tu connaîtra le maître ". Ils y a de très bons Politiciens, de très bons Administrateurs, de très bons Militaires et de très bons Citoyens mais pourtant personne n'est satisfait de cette Société même si l'on est convaincu qu'il n'y en à pas de meilleur sur terre. Ce qui cloche Kennedy l'a résumé en disant à peux près ceci : " ne vous demandez pas ce que la société peut faire pour vous mais plutôt ce que vous pouvez faire pour elle ". Les récents événements de Katrina nous démontrent encore ce que nous sommes devenus! des quémandeurs stériles. L'autocensure généralisée, car elle n'est pas seulement militaire se glisse partout et même dans le langage pour nous offrir cette Sainte Paix si chère aux Baby Boomers ventripotents.
Publié par Yves-Marie SENAMAUD le 16 septembre 2005 à 4:20
Si ce recours au mot "politique" en guise de prétexte n'était le fait que des relations qu'entretiennent autorités gouvernementales et militaires...
Las, on constate que tous types d'organisation, de votre exemple du bunker d'Etat-Major à celui des entreprises multinationales sont souvent vérouillés par ce qu'on nomme dans le cas de ces dernières, la "policy". La (ou les) "policy" forment un cadre relativement simple mais plutôt rigide, inamovible, de règles, de conventions, qui contraignent les individus qui composent ces entreprises à adopter quelquefois des comportements ineptes, qui contredisent le but même de l'organisation qu'ils servent.
Si quelqu'un a dit un jour que les règles étaient faites pour être contournées, on note précisément que cet art n'est enseigné dans aucune école et que, à l'armée comme au civil, il faut être nanti d'une héroïque bravoure et d'une solide rhétorique pour se lancer dans l'aventure de poursuivre les vrais buts de l'organisation qu'on sert plutôt que d'en respecter des préceptes, ceux-ci étant uniquement des moyens.
La bureaucratie wéberienne a encore de beaux jours devant elle et on voit qu'elle est capable de frapper des cibles diverses, militaires et civiles.
Publié par Ex-Sgt Maeder le 16 septembre 2005 à 8:09
Quelques réponses en vrac...
En premier lieu, concernant mes collègues, ils vont effectivement apprécier : les comportements que je décris étant le plus souvent le fait de Suisse-allemands, mes collègues romands peuvent bien plus facilement s'identifier à ce problème. Et les autres ne lisent pas ce carnet, de toute manière...
Il est exact que l'armée de milice favorise le franc-parler. Les officiers de milice ne se privent pas de dénoncer toutes les singeries qu'on leur fait parfois avaler dans le cadre d'une réforme, et que seuls les initiés - j'entends par là les professionnels - peuvent considérer comme normales. Sinon, c'est une partie des officiers qui sont universitaires, bien plus que l'inverse...
Entièrement d'accord au sujet de l'autocensure généralisée et de la policy : c'est bien le coeur du problème. Disons que l'armée est par définition une structure très normative, et que par conséquent les comportements "déviants" y sont moins tolérés qu'ailleurs.
Publié par Ludovic Monnerat le 16 septembre 2005 à 9:36
Merci Ludovic pour cette prise de position. Il est tant vrai que le courage vient à manquer... quand on travaille pour son image avant tout.
L'important est d'avancer, de prendre des décisions et d'agir.
Je me permet l'audace d'une citation de Michel Audiard : Deux intellectuels assis vont moins loin qu'un con qui marche.
Publié par Daniel Mangold le 16 septembre 2005 à 15:57
"Il est tant vrai que le courage vient à manquer... quand on travaille pour son image avant tout."
D'autant plus vrai pour une personne qui tient un tel blog :)
Je dois avouer que je fais parties des "regards écarquillés" et que j'ai vraiment du mal à avaler ce billet. Il est proprement scandaleux.
J'ai l'impression que vous n'en mesurez pas les conséquences.
Mais pour vous rassurer, ce billet m'aura épargné mes quelques doutes et je m'en vais suivre votre conseil ("Et les autres ne lisent pas ce carnet, de toute manière..")
Publié par X. le 16 septembre 2005 à 19:22
CQFD
Publié par Ruben le 16 septembre 2005 à 22:05
Est vraiment scandaleux que de dénoncer les lourdeurs administratives ou les entraves à l'innovation ?
Je ne comprends pas l'emportement de X
Alex
Publié par Alex le 19 septembre 2005 à 8:44