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13 mars 2005
Le Matin contre l'armée
On peut lire aujourd'hui dans Le Matin, sous la plume de la journaliste traditionnellement antimilitaire Anne Dousse, une attaque en règle contre l'armée et Samuel Schmid visant à influencer les décisions politiques prises au Parlement, notamment dans la perspective de l'achat des 2 avions de transport Casa. Le prétexte de l'attaque se situe dans les évaluations apparemment en cours sur un hélicoptère devant remplacer les Alouette III, un thème que j'abordais d'ailleurs ici dans ce carnet. Il est intéressant de démonter la mécanique sémantique du texte pour cerner la manœuvre entreprise.
Dans un premier temps, Anne Dousse reproche à Samuel Schmid de songer à de nouveaux investissements alors que le programme d'armement 2004 n'est pas encore sous toit : « Samuel Schmid n'a pas encore empoché les 109 millions pour ses deux avions de transport et le voilà qui envisage déjà d'autres achats. » Elle tente donc de nous faire croire que les péripéties en cours au Parlement devraient amener toute l'armée à suspendre ses réflexions sur les besoins futurs et sur leur traduction en termes d'acquisition - un peu comme si la perspective à très court terme de la classe médiatique devait empêcher quiconque de préparer l'avenir. Une sorte de Ministère de la Pensée, si j'ose dire.
Dans un deuxième temps, la journaliste explique le besoin lié au remplacement des Alouette III, en affirmant que l'évaluation de son successeur se déroulerait « dans la plus grande discrétion », et cite le porte-parole Félix Endrich pour confirmer la chose en la présentant comme une initiative nouvelle. En fait, Mme Dousse souffre apparemment de troubles de mémoire, puisqu'elle avait déjà co-écrit le 29 avril 2001 dans Le Matin un article attaquant férocement l'armée pour ses projets d'acquisition, qui mentionnaient explicitement de nouveaux hélicoptères (interprétés à tort par ses soins comme des appareils d'attaque). Confondre oubli et nouveauté est un travers intéressant.
Dans un troisième temps, Anne Dousse explique que le volume et la date d'une acquisition d'hélicoptères légers polyvalents ne sont pas encore fixés, mais elle lui oppose l'évaluation apparemment en cours (« Samuel Schmid a pourtant donné l'ordre à Arma Suisse [sic] de procéder aux premières évaluations ») alors même que cette évaluation aura un impact déterminant sur le choix de l'appareil, du nombre d'exemplaires souhaités, de leur acquisition et de leur emploi. Cette contradiction flagrante est difficile à expliquer ; peut-on imaginer que l'armée planifie un achat sans faire une sélection entre les hélicoptères disponibles ?
Le quatrième temps de la manœuvre explique cette contradiction : elle permet à la journaliste d'interpeller des parlementaires sur un supposé manque de transparence (« Or, jusqu'à présent, Samuel Schmid n'a pas cru bon d'informer les Commissions de politique de sécurité des Chambres de ses intentions »), en choisissant soigneusement des politiciens réputés pour leur opposition sinon à l'armée, du moins à ses acquisitions (2 socialistes et 1 démocrate-chrétien appartenant à l'aile gauche du parti, en reprenant les propos tenus par 1 radical sur une question différente). Comment les parlementaires pourraient-ils se faire une opinion sans les faits précis que seule une évaluation permet d'obtenir ? Voilà ce que Mme Dousse et ses interlocuteurs se gardent bien d'expliquer.
Mais la volonté d'expliquer n'est pas l'objectif de cet article : il vise au contraire à faire réagir la classe politique en faisant accroire des projets illégitimes et quasi secrets au sein de l'armée, et donc d'influencer ses décisions futures - notamment celles, toutes proches, concernant le programme d'armement 2004. Le remplacement des Alouette III, qui sont employées presque chaque jour au profit des autorités civiles (appui à la police ou au corps des gardes-frontière), s'inscrit intégralement dans la direction du Rapport de politique de sécurité 2000. Cette tentative de lancer une polémique artificielle ne relève donc pas d'une recherche d'information, comme le prouvent clairement les erreurs qui entachent l'article publié par Le Matin.
Anne Dousse témoigne en effet d'une ignorance effarante à propos de l'armée. Elle parle par exemple de l'état-major général, alors que cette structure a été dissoute le 31 décembre 2003 ; Félix Endrich n'en est pas le porte-parole, puisqu'il appartient à l'état-major personnel du Chef de l'Armée. Elle parle de « Arma Suisse » sans l'orthographier correctement (armasuisse), ce qui suscite un doute profond sur la qualité des informations dont elle affirme disposer. Elle critique la discrétion censée entourer l'évaluation, sans savoir que la protection des données est exigée par les constructeurs participant à un tel processus. Pire : elle affirme que Samuel Schmid aurait ordonné cette évaluation, alors que c'est l'état-major de planification de l'armée qui est le donneur d'ordres pour armasuisse !
Comme elle le démontre régulièrement, Mme Dousse n'est pas compétente pour juger les sujets militaires et les raisonnements qui les fondent. Elle ne connaît pas les structures et le fonctionnement de l'Armée XXI. Ce qui l'intéresse, de toute évidence, c'est l'action politique sous couvert d'information, l'influence des décisions dans le sens de ses convictions personnelles. Que Le Matin cautionne un activisme pareillement flagrant montre qu'il privilégie la rentabilité économique à la déontologie journalistique. Dans le cas contraire, plusieurs corrections devraient apparaître demain ou les jours suivants. Nous verrons bien !
En tout cas, la presse suisse n'a pas beaucoup changé durant mes 20 jours d'absence à Sumatra. Anne Dousse peut bien conclure en écrivant que « le malaise face à l'armée grandit » ; à mon avis, les médias se situent bien au-delà du malaise.
Publié par Ludovic Monnerat le 13 mars 2005 à 14:00
Commentaires
Eh bien c'est manifestement la forme, pas de séquelles dues au décalage horaire?! ;-)
Publié par François Brutsch le 13 mars 2005 à 16:33
La grande classe, lt col Monnerat!
Publié par Ruben le 13 mars 2005 à 19:18
Bonjour,
J'interviens, suite à votre article dénonçant les pratiques du Matin (et de sa journaliste).
Dans le fond je suis d'accord avec vous.
Cependant, votre intervention n'est pas tout à fait honnête. Notamment lorsque vous indiquez, sans préciser de qui il s'agit : « en choisissant soigneusement des politiciens réputés pour leur opposition sinon à l'armée, du moins à ses acquisitions ».
Cette affirmation me semble erronée, du moins en ce qui concerne le PDC Christophe Darbellay.
D'autre part, je ne suis pas d'accord lorsque vous écrivez : « Comme elle le démontre régulièrement, Mme Dousse n'est pas compétente pour juger les sujets militaires et les raisonnements qui les fondent. »
Qu'elle ait fait preuve de négligence ou de tentative de manipulation c'est une chose ; la traiter d'incompétente en est une autre. Je ne pense pas qu'un journaliste ait besoin de compétences particulières pour traiter les sujets liés à l'armée. En revanche, cette épisode indique peut-être que le DDPS devrait adopter une politique de communication plus ciblée et plus agressive.
Notamment en :
∑ Intervenant « gentiment » auprès des journalistes ayant commis des erreurs (contacts personnels, envoi de courriers électroniques).
∑ Demandant un droit de réponse lors de fautes importantes.
∑ Essayant de désamorcer à l'avance les sujets délicats, etc.
D'autre part, certaines erreurs que vous avez dénoncées ont leur importance, mais ne sont de loin pas essentielles (armasuisse).
Même le site du DDPS contient des erreurs « Les Forces aériennes suisses sont dotées d'un parc d'avions diversifié comportant à ce jour 300 machines !!!!».
Enfin, il ne faut pas oublier le rôle des parlementaires qui se servent parfois de journalistes indélicats pour faire passer leurs messages.
Meilleures salutations
PS : J'ai eu récemment l'occasion de m'entretenir avec un ami appartenant aux forces aériennes suisses, en tant que pilote d'hélicoptère. Ce dernier était opposé à l'achat des avions de transport Casa C-295M. Ses arguments : appareil sous-motorisé dont les capacités de transport sont limitées (pas possible d'embarquer de véhicules ou des containers).
Publié par Alex le 15 mars 2005 à 11:16
Alex,
Où avez-vous vu un quelconque soutien à notre armée de milice de la part de Christophe Darbellay?
Il s'est fait porter au conseil national par un électorat plus sensible à sa bonne bouille sur ses affiches de campagnes. Son nom et ses accointances dans le cloaque de la politique valaisanne y ont également joué un rôle.
Mais pour ce qui est de son soutien à l'armée... non, j'ai beaz chercher, je ne vois pas.
Publié par Ruben le 16 mars 2005 à 20:16
Alex, je peine à comprendre votre affirmation sur la notion de compétence. Ne demande-t-on pas une connaissance minimale des questions économiques avant de travailler pour la rubrique économique d'une rédaction? Est-ce qu'une formation en science politique ou en relations internationales n'est pas un avantage considérable pour la rubrique inter? Si tel est le cas, pourquoi ne pas exiger des journalistes traitant les sujets militaires d'avoir un minimum de connaissances et de compétences en la matière? Je ne vois pas pourquoi un sujet devrait par définition être traité de manière moins professionnelle qu'un autre.
Concernant le Casa C-295M, pour évaluer ses qualités, il faut le comparer avec son concurrent direct dans la classe des avions de transport emmenant 10 tonnes. Et la comparaison, notamment sur le plan qualité/prix, lui est favorable.
Publié par Ludovic Monnerat le 16 mars 2005 à 20:59
Première remarque : les Chambres fédérales abordent toutes sortes de sujets. Est-ce que dans ce contexte, les journalistes devraient avoir une bonne formation dans les domaines de l'économie, de l'écologie, de la politique étrangère ou des transports, de la santé, de la politique régionale, etc. ???
Ou simplement une bonne culture générale (notamment dans le domaine des institutions fédérales), le respect de règles déontologique (qui dans le cas présent semblent effectivement absentes) et de une bonne dose de curiosité ???
Deuxième remarque : qu'entendez vous par : « un minimum de connaissances et de compétences en la matière » ? Où acquérir ces compétences. Car je ne pense pas que pour une rédaction, il soit très profitable d'avoir un spécialiste qui ne s'occuperait que des affaires relatives à la défense nationale.
C'est pourquoi je suis d'avis, que dans ce domaine, la politique d'information a une importance particulière (DDPS).
Enfin vous n'avez pas répondu au sujet des imprécisions que l'on trouve même dans les pages du site du DDPS (ce qui est tout de même assez grave - source d'information première).
Quant à Ruben, il confond soutien à l'armée et opposition à l'armée (voir ci-dessus) et fait des analyses à l'emporte-pièce. Je connais personnellement le bonhomme et je dois dire que ses compétences dépassent ses atouts physiques ou esthétiques.
Meilleures salutations
Publié par Alex le 17 mars 2005 à 8:20
Encore une remarque : si l'on soulève la question de la compétence des journalistes, on pourrait aussi se pencher sur celle de nos élus. On touche ici à un domaine délicat. Car je ne pense pas que des conditions restrictives pourraient améliorer le fonctionner d'un système qui se veut démocratique!.
Alex
Publié par Alex le 17 mars 2005 à 9:10
Désolé pour le retard de cette réponse.
Concernant la politique de communication du DDPS, je n'ai rien de plus à dire que vos propos. Je partage entièrement votre avis à ce sujet, mais c'est domaine sur lequel je préfère ne pas m'exprimer trop longuement (il existe en effet une interface indirecte entre ma fonction à Berne et la communication du DDPS).
Je pense effectivement qu'il est nécessaire d'avoir un minimum de connaissances et de compétences pour s'exprimer sur les sujets militaires et stratégiques, afin d'éviter des contresens trop évidents. En France, les grands quotidiens ont tous un spécialiste de défense (Jacques Isnard pour Le Monde, Jean-Philippe Merchet pour Libération, etc.) ; compte tenu de la différence d'échelle, il devrait être possible d'avoir dans les grandes rédactions en Suisse un journaliste qui s'occupe en priorité des questions militaires (comme Thierry Meyer dans Le Temps). De la sorte, les connaissances et les compétences croissent rapidement. Des cours à l'attention des journalistes et des lectures conseillées peuvent également être utiles (la brochure Armée Suisse 2005 éditée en Suisse allemande constitue ainsi une excellente base).
Concernant M. Darbellay, ce n'est pas à l'existence de l'armée qu'il s'oppose, mais à ses acquisitions ; il l'a encore confirmé hier dans le Blick en critiquant a priori les planifications d'investissements de l'armée et en réclamant une diminution de ceux-ci (alors que son travail devrait se limiter à évaluer le budget global de la défense, sans fixer quelle part va aux investissements et à l'exploitation). C'est à mon sens l'exemple typique d'un politicien qui utilise un sujet pour se profiler, sans exprimer de propos responsables en la matière. Il est vrai que la compétence des élus est un problème délicat, comme le dites...
Je pense donc que ma critique de l'article du Matin écrit par Anne Dousse le dimanche précédent était honnête.
Publié par Ludovic Monnerat le 21 mars 2005 à 10:07