« test | Main | Le fonctionnement des médias »

6 novembre 2005

Les hymnes à la haine

Lorsque la culture hip hop a commencé à prendre une déclinaison francophone, à la fin des années 80 et au début des années 90, son potentiel sémantique était saisissant. A l'époque, j'avais acheté les 2 premiers albums de MC Solaar, je riais des parodies réalisées par les inconnus, et je commençais à suivre certains groupes phares - surtout NTM et IAM. Au fil des ans, ces 2 groupes ont obtenu un succès impressionnant (plus d'un million d'albums vendus pour IAM) et étendu un créneau qui a fait de la France la deuxième nation, après les Etats-Unis, de la culture hip hop - avec sa composante funky (Alliance Ethnik faisait un carton voici 10 ans) mais aussi sa composante gangsta rap. Et cette dernière se rappelle aujourd'hui à notre bon souvenir.

Le Supreme NTM a en effet construit en partie son succès sur une imagerie et des textes violents, des appels à la révolte qui ont trouvé un écho profond dans les mêmes banlieues qui aujourd'hui pratiquent la guérilla urbaine. La contestation de l'autorité établie est particulièrement évidente dans le morceau "Police", paru en 1993 sur l'album "J'appuie sur la gâchette" et qui d'ailleurs sera interdit de radiodiffusion. Extrait :

Confiance en qui? La police, la justice, tous des fils,
Corrompus, dans l'abus ils puent;
Je préfère faire confiance aux homeboys de ma rue, vu!
Pas de temps à perdre en paroles inutiles;
Voilà le deal:
Éduquons les forces de l'ordre pour un peu moins de désordre.
Police machine matrice d'écervelés mandatés par la justice sur laquelle je pisse.
Police machine matrice d'écervelés mandatés par la justice sur laquelle je pisse.

L'album suivant de NTM, intitulé "Paris sous les bombes", diffuse 2 ans plus tard des messages qui vont dans un sens similaire. Il est en particulier intéressant de citer "Qu'est-ce qu'on attend ?" pour montrer que les violences urbaines, et la rupture qu'elle trahissent, a été clairement influencée par cette contre-culture puissante et nihiliste :

Mais qu'est-ce, mais qu'est-ce qu'on attend pour foutre le feu ?
Les années passent, pourtant tout est toujours à sa place
Plus de bitume donc encore moins d'espace
Vital et nécessaire à l'équilibre de l'homme
Non personne n'est séquestré, mais c'est tout comme
C'est comme de nous dire que la France avance alors qu'elle pense
Par la répression stopper net la délinquance
S'il vous plaît, un peu de bon sens
Les coups ne régleront pas l'état d'urgence
A coup sûr...
Ce qui m'amène à me demander
Combien de temps tout ceci va encore durer
Ça fait déjà des années que tout aurait dû péter
Dommage que l'unité n'ait été de notre côté
Mais vous savez que ça va finir mal, tout ça
La guerre des mondes vous l'avez voulue, la voilà
Mais qu'est-ce, mais qu'est-ce qu'on attend pour foutre le feu ?
Mais qu'est-ce qu'on attend pour ne plus suivre les règles du jeu ?

Pourtant, NTM n'est pas le groupe le plus violent du paysage rap français. Après seulement 2 albums, le groupe Sniper s'est distingué par une rhétorique encore plus radicale, qui là aussi explique en partie son succès commercial. Le morceau "Nique le système", en 2002, est ainsi un réquisitoire et un rejet complets de la société française, qui contient un refrain purement guerrier :

Niquer l'systeme, ils auront le feu car ils ont semé la haine,
Qu'on les brule, qu'on les pende ou qu'on les jette dans la Seine,
La jeunesse du ghetto a la rage qui coule dans les veines, il faut briser les chaînes

L'intention insurrectionnelle est encore plus claire dans le titre générique "La France", paru en 2001 sur l'album "Du rire aux larmes". De façon répétitive et parfois presque hypnotisante, ce texte renferme à lui seul toutes les pulsions et toutes les justifications qui aujourd'hui apparaissent dans les propos des émeutiers interrogés à la sauvette par les médias. Extrait :

Faut que ça pète ! Tu sais que le système nous marche dessus
Nous on baisse pas la tête on n'est pas près de s'avouer vaincus
Des frères béton tous victimes de trahison,
T'façon si y aurait pas de balance y aurait personne en prison
La délinquance augmente même les plus jeunes s'y mettent
Pètent des bus parlent de braquage et à l'école ils raquettent
Des rondes de flics toujours là pour nous pourrir la vie
Attendent de te serrer tout seul et te font voir du pays
Emeute qui explose ça commence par interpellation
Suivie de coups de bâtons et ça se finit par incarcération
T'façon on se démerde, mec ici on survit,
Fume des substances nocives pour apaiser les ennuis
La galère n'arrange rien au contraire elle empire les choses
Si certains prennent des doses c'est pour penser à autre chose
Les frères sont armés jusqu'aux dents, tous prêts à faire la guerre
Ça va du gun jusu' au fusil à pompe, pit bull et rotweiller
A quoi ça mène, embrouille de cité, on se tape dessus
Mais tu te mets à chialer lorsque ton pote se fait tirer dessus
Encore un bico ou un négro, les babylons sont fiers,
Ça les arrangent ce coup là y aura pas besoin de bavure policière
Frère je lance un appel, on est là pour tous niquer
Leur laisser des traces et des séquelles avant de crever.

Ces textes révèlent certainement en grande partie l'environnement sémantique dans lequel s'inscrivent les violences urbaines françaises, et que d'autres facteurs ont contribué à transformer en guérilla ouverte. Ils montrent également que les affirmations selon lesquelles les propros très durs de Nicolas Sarkozy auraient à eux seuls mis le feu aux banlieues ignorent totalement les pyromanes qui s'y activent depuis plus de 15 ans. Le domaine du sens possède une inertie considérable, et il faut souvent des années pour faire évoluer certaines perceptions. La culture hip hop française a joué un rôle central dans la préparation du conflit qui aujourd'hui ne peut plus être ignoré.

En même temps, il ne faut pas sombrer dans le même excès et accuser les groupes de rap d'avoir exclusivement appelé à l'insurrection armée. Aux côtés des hymnes à la haine, leurs textes comptent aussi des cris évidents de souffrance, les marques de blessures jamais cicatrisées. L'une d'entre elles est notamment l'absence ou la distance du père, et donc ce vide dans l'autorité, qui est le thème choisi par NTM avec "Laisse pas traîner ton fils" en 1998 et par Sniper en 2003 avec "Sans [re]pères". Ou quand le cumul des drames familiaux vient se greffer sur les drames sociétaux pour fabriquer une jeunesse ennemie, dopée par la contre-culture rebelle et prisonnière de l'économie illégale.

Posted by Ludovic Monnerat at 6 novembre 2005 11h42

Commentaires

Ceci est un test de commentaire écrit bien trop tard à mon goût. Mais certaines journées méritent d'être vécues jusqu'au bout !!

Publié par: Ludovic Monnerat le 11 novembre 2005