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17 novembre 2005
Sur les traces d'un homme
Un remarquable article publié hier dans le Los Angeles Times décrit avec de nombreux détails la chasse à l'homme que mènent actuellement les Forces armées américaines en Irak, en l'occurrence contre le représentant d'Al-Qaïda. Des unités entières de forces spéciales participent à la traque de Abou Musab Zarqaoui et tentent d'exploiter au plus vite les renseignements obtenus à son sujet. Mais le chef de guerre islamiste reste pour l'heure insaisissable, et ses mesures impitoyables en matière de contre-renseignement - exécutions d'informateurs suspectés ou avérés - montrent bien que le domaine informationnel, c'est-à -dire la supériorité cognitive, sont ici décisifs. Savoir plus juste et plus vite est, à court terme du moins, un avantage mortel.
La focalisation sur le chef ennemi n'a bien entendu rien de nouveau dans la guerre ; si Alexandre a vaincu Darius à Gaugamèles malgré une infériorité numérique criante, c'est parce que la cavalerie macédonienne a directement chargé sur le souverain perse et l'a contraint à la fuite. Ce qui a changé, c'est que les champs de bataille modernes ont été élargis aux sociétés toutes entières, et que les chefs ennemis doivent être identifiés, localisés puis isolés de toute la normalité de la vie quotidienne. Encore est-il plus facile de cerner des chefs d'Etats déchus, affaiblis et démoralisés comme Saddam Hussein ou Manuel Noriega, que des chefs de guerre en plein essor, fanatisés et prêts à tout pour survivre. Surtout lorsqu'ils exploitent à leur profit les coutumes locales.
Ainsi, la guerre terrestre a de plus en plus tendance à ressembler à la guerre navale, où les flottes incapables de mener des opérations offensives en surface tentent de trouver leur salut dans les profondeurs. Le problème majeur des armées reste le fait qu'elles recherchent la dissimulation dans le milieu, et qu'elles peinent à appréhender des acteurs qui se dissimulent dans la population. Suivre un homme à la trace afin de le capturer ou de le tuer suppose l'emploi de méthodes propres aux forces de police ou aux services de renseignements intérieurs ; les cellules rens militaires s'en approchent de plus en plus, en modifiant leur doctrine et en adoptant des outils mieux adaptés, mais l'effort à produire reste majeur. Passer de la maîtrise des espaces matériels à celle des espaces immatériels, du terrain aux esprits, est un défi immense.
Pour l'heure, les armées parent au plus pressé en employant autant que possible leurs capacités héritées de la guerre froide. Il est ainsi révélateur de constater que les militaires américains ont capturé plus de 83'000 personnes en 4 ans d'opérations menées avant tout en Irak et en Afghanistan : faute d'un degré de connaissance suffisant pour mener systématiquement des actions ciblées, on boucle des secteurs entiers et on embastille par centaines des gens qui, bien trop souvent, n'ont pas grand-chose à se reprocher. Voilà qui montre que même la première armée du monde est encore loin d'avoir intégré tous les axiomes des conflits modernes, toute la portée de la révolution informationnelle. Remplacer la masse par la précision, la force par la rapidité et les hiérarchies par les synergies ne va pas de soi.
Posté par Ludovic Monnerat à 18h25 | Commentaires (17)
14 novembre 2005
La malédiction du parasite
Les attentats suicides perpétrés la semaine dernière par Al-Qaïda en Jordanie, et qui ont notamment massacré des Palestiniens participant à une cérémonie de mariage, sont le dernier exemple en date des actes contre-productifs de la mouvance islamiste globale. Les confessions télévisées de la femme de l'un des islamikazes, ainsi que les images des Jordaniens manifestant dans les rues d'Amman en vouant Al-Zarqaoui aux gémonies, permettent ainsi de s'interroger sur l'avenir du terrorisme d'origine islamiste. La rue arabo-musulmane, que nombre de commentateurs occidentaux voyaient se soulever en masse à la veille de l'offensive américaine en Afghanistan, témoigne en effet d'une répugnance toujours plus marquée à l'endroit des méthodes d'Al-Qaïda - et de ceux qui agissent en son nom.
Pourtant, les dirigeants de la nébuleuse ne méconnaissent pas la situation. L'un des enseignements rappelés par la plupart des guerres asymétriques du XXe siècle reste le fait que les idées ne peuvent pas être combattues par la puissance de feu ; c'est une vérité que nombre d'armées ont appris à leur dépens, au Vietnam ou en Afghanistan, comme l'a souligné avec éloquence Thomas X. Hammes dans son livre The Sling and The Stone. Les injonctions du docteur Al-Zawahiri et les écrits des idéologues d'Al-Qaïda prouvent qu'ils ont compris à quel point les idées démocratiques étaient une menace mortelle pour leur intégrisme spirituel et pour leurs ambitions temporelles. Mais il existe deux étapes entre la compréhension et l'action, entre la détection du danger et la capacité de le conjurer : la légitimation et la décision.
La légitimité d'agir est le point faible évident d'Al-Qaïda. L'attentat terroriste peut susciter l'adhésion des foules lorsqu'il frappe l'ennemi directement et de façon spectaculaire, comme l'a montré la série d'attaques jusque et y compris le 11 septembre. Cela ne suffit pas en soi à atteindre les objectifs fixés, mais préserve au moins un socle d'appuis et de relais à terme indispensable. Toutefois, comme toute démarche belligérante, la méthode terroriste comporte toujours un risque majeur de montée aux extrêmes, laquelle se concrétise par des attaques aveugles, des bains de sang qui finissent par révolter la majorité des gens. Les islamistes peuvent bien rationaliser les massacres dont ils se vantent, leur voix est de moins en moins représentative de ceux qu'ils prétendent défendre.
Cela s'explique par la faiblesse de leur processus décisionnel, par la dissémination des volontés. La mouvance Al-Qaïda est certes capable de frapper n'importe où dans le monde, grâce à la pénétration de son idéologie et à la dispersion de ses fidèles, mais elle est aussi susceptible de frapper n'importe quoi, parce que ces derniers n'ont pas toujours la perspective d'ensemble nécessaire. Une organisation pareillement décentralisée et participative, qui fonctionne comme une franchise sectaire, est aussi difficile à anéantir qu'à diriger. Le dénominateur commun et les liens opérationnels sont trop ténus pour que la volonté des dirigeants nominaux puisse se concrétiser dans le temps, dans l'espace et dans la modalité souhaités. Les critiques voilées adressées à Al-Zarqaoui illustrent cette faiblesse souvent ignorée.
Ainsi, la mouvance islamiste est frappée de ce que l'on pourrait appeler la malédiction du parasite : son existence dépend des sociétés qu'elle infiltre, des frustrations qu'elle canalise, des lacunes qu'elle comble. Elle est avant tout capable de détruire, et non de construire ; elle ne peut pas prendre le pouvoir, mais seulement exploiter ses carences. Et changer d'état, c'est-à -dire passer du liquide au solide, du spirituel au temporel, du futur au présent, ou encore du dispersé au concentré, revient à augmenter aussi bien son efficacité que sa vulnérabilité. Seule notre faiblesse donne aux islamistes l'espace pour prospérer et se multiplier ; un parasite ne peut vaincre que par défaut.
Posté par Ludovic Monnerat à 20h32 | Commentaires (5)
9 novembre 2005
Le fonctionnement des médias
Cette semaine m'aura permis de mieux comprendre comment fonctionnent les médias dans leur gestion des perceptions, comment ils fixent des priorités sur des thèmes donnés, offrent leur espace à des contenus spécifiques, pour ensuite reporter leur attention sur autre chose. De plus, la fréquentation de ce site m'a également amené à tirer plusieurs enseignements sur la manière avec laquelle certains événements nous interpellent, nous concernent et nous touchent. Comme toujours, l'espace sémantique est bien trop complexe et changeant pour être ramené à des formules simples, mais j'ai tout de même l'impression d'avoir compris certaines choses.
Les violences urbaines en France ont mis un certain temps avant de se démarquer du reste de l'actualité, malgré la force et l'aspect symbolique des premières images ; ce n'est que le week-end dernier qu'elles ont suscité un intérêt majeur, tout à fait comparable à celui d'une catastrophe naturelle de très grande ampleur. Il est d'ailleurs probable que le gouvernement français lui-même a également mis plusieurs jours avant de réaliser la dimension du problème. Ce qui est aisé à comprendre : le suivi quotidien d'affaires importantes engendre une focalisation et une inertie qui retardent la prise de conscience, l'intégration de la nouveauté, fût-elle fracassante.
Les médias sont davantage à l'affût de celle-ci ; encore leur faut-il trouver une perception compatible avec leurs intérêts. L'article que j'ai écrit dimanche dernier et que Le Temps a publié mardi sans en changer la moindre virgule répondait à ces intérêts en fournissant une perspective à la fois originale et alarmante, enrobée d'expressions fortes : intifada française, guerre civile en Europe, ou encore mentalité d'enfants-soldats. Que La Première puis DRS 1 aient décidé de reprendre la chose en me proposant une interview (en passant, j'ai renoncé par manque de temps à participer à une émission sur Couleur 3 hier soir) confirme cette convenance. Le message est percutant, le messager est crédible (ou du moins en a l'air !), le public est réceptif : la machine se met à tourner.
Bien entendu, le fait d'être sollicité par les médias ne signifie absolument pas que l'on a raison, et je pense même que mon propos - annonçant une guerre civile future d'après l'analyse des violences présentes - n'était pas du tout partagé par mes interlocuteurs : Urs Gfeller sur la RSR l'a d'emblée rapproché des discours tenus par de Villiers ou Le Pen (j'ai dû citer un syndicat de police pour replacer ce propos dans une perspective apolitique), alors que Hans Ineichen sur la DRS a avant tout vu dans mon discours une question provocatrice. Mais une telle perception mettait le doigt sur quelque chose de prenant, de brûlant (si j'ose dire), et donc a été diffusée. Rien d'entièrement logique dans ce processus : au contraire, l'intuition doit y jouer un grand rôle. Le Fingerspitzengefühl, quoi !
La fréquentation de ce site montre d'ailleurs que les médias étaient en phase avec l'intérêt du public : lundi, le nombre de visites a brutalement augmenté de 50% pour atteindre le (modeste) record de 2487, et la majorité des nouveaux visiteurs sont venus ici par le biais des moteurs de recherches, avec des entrées mentionnant avant tout les mots « blogs », « émeutes » et « banlieues ». Mais cet intérêt a peut-être atteint son sommet, après une montée progressive sur 10 jours, et va probablement retomber - à l'instar des violences. Un peu comme si toute cette crise s'était avant tout jouée dans l'esprit des populations, comme si l'ennui limitait forcément sa durée. Comme si les lanceurs de cocktails molotov et leur public décidaient simultanément de zapper!
Nous sommes tous des consommateurs effrénés d'information. Et savoir répondre à nos besoins comme à nos envies est un défi qui se pose aussi bien pour le journaliste, l'expert, l'enseignant, le prédicateur ou encore le politique que pour l'agitateur, le casseur ou le terroriste.
Posté par Ludovic Monnerat à 23h31 | Commentaires (1)
6 novembre 2005
Les hymnes à la haine
Lorsque la culture hip hop a commencé à prendre une déclinaison francophone, à la fin des années 80 et au début des années 90, son potentiel sémantique était saisissant. A l'époque, j'avais acheté les 2 premiers albums de MC Solaar, je riais des parodies réalisées par les inconnus, et je commençais à suivre certains groupes phares - surtout NTM et IAM. Au fil des ans, ces 2 groupes ont obtenu un succès impressionnant (plus d'un million d'albums vendus pour IAM) et étendu un créneau qui a fait de la France la deuxième nation, après les Etats-Unis, de la culture hip hop - avec sa composante funky (Alliance Ethnik faisait un carton voici 10 ans) mais aussi sa composante gangsta rap. Et cette dernière se rappelle aujourd'hui à notre bon souvenir.
Le Supreme NTM a en effet construit en partie son succès sur une imagerie et des textes violents, des appels à la révolte qui ont trouvé un écho profond dans les mêmes banlieues qui aujourd'hui pratiquent la guérilla urbaine. La contestation de l'autorité établie est particulièrement évidente dans le morceau "Police", paru en 1993 sur l'album "J'appuie sur la gâchette" et qui d'ailleurs sera interdit de radiodiffusion. Extrait :
Confiance en qui? La police, la justice, tous des fils,
Corrompus, dans l'abus ils puent;
Je préfère faire confiance aux homeboys de ma rue, vu!
Pas de temps à perdre en paroles inutiles;
Voilà le deal:
Éduquons les forces de l'ordre pour un peu moins de désordre.
Police machine matrice d'écervelés mandatés par la justice sur laquelle je pisse.
Police machine matrice d'écervelés mandatés par la justice sur laquelle je pisse.
L'album suivant de NTM, intitulé "Paris sous les bombes", diffuse 2 ans plus tard des messages qui vont dans un sens similaire. Il est en particulier intéressant de citer "Qu'est-ce qu'on attend ?" pour montrer que les violences urbaines, et la rupture qu'elle trahissent, a été clairement influencée par cette contre-culture puissante et nihiliste :
Mais qu'est-ce, mais qu'est-ce qu'on attend pour foutre le feu ?
Les années passent, pourtant tout est toujours à sa place
Plus de bitume donc encore moins d'espace
Vital et nécessaire à l'équilibre de l'homme
Non personne n'est séquestré, mais c'est tout comme
C'est comme de nous dire que la France avance alors qu'elle pense
Par la répression stopper net la délinquance
S'il vous plaît, un peu de bon sens
Les coups ne régleront pas l'état d'urgence
A coup sûr...
Ce qui m'amène à me demander
Combien de temps tout ceci va encore durer
Ça fait déjà des années que tout aurait dû péter
Dommage que l'unité n'ait été de notre côté
Mais vous savez que ça va finir mal, tout ça
La guerre des mondes vous l'avez voulue, la voilà
Mais qu'est-ce, mais qu'est-ce qu'on attend pour foutre le feu ?
Mais qu'est-ce qu'on attend pour ne plus suivre les règles du jeu ?
Pourtant, NTM n'est pas le groupe le plus violent du paysage rap français. Après seulement 2 albums, le groupe Sniper s'est distingué par une rhétorique encore plus radicale, qui là aussi explique en partie son succès commercial. Le morceau "Nique le système", en 2002, est ainsi un réquisitoire et un rejet complets de la société française, qui contient un refrain purement guerrier :
Niquer l'systeme, ils auront le feu car ils ont semé la haine,
Qu'on les brule, qu'on les pende ou qu'on les jette dans la Seine,
La jeunesse du ghetto a la rage qui coule dans les veines, il faut briser les chaînes
L'intention insurrectionnelle est encore plus claire dans le titre générique "La France", paru en 2001 sur l'album "Du rire aux larmes". De façon répétitive et parfois presque hypnotisante, ce texte renferme à lui seul toutes les pulsions et toutes les justifications qui aujourd'hui apparaissent dans les propos des émeutiers interrogés à la sauvette par les médias. Extrait :
Faut que ça pète ! Tu sais que le système nous marche dessus
Nous on baisse pas la tête on n'est pas près de s'avouer vaincus
Des frères béton tous victimes de trahison,
T'façon si y aurait pas de balance y aurait personne en prison
La délinquance augmente même les plus jeunes s'y mettent
Pètent des bus parlent de braquage et à l'école ils raquettent
Des rondes de flics toujours là pour nous pourrir la vie
Attendent de te serrer tout seul et te font voir du pays
Emeute qui explose ça commence par interpellation
Suivie de coups de bâtons et ça se finit par incarcération
T'façon on se démerde, mec ici on survit,
Fume des substances nocives pour apaiser les ennuis
La galère n'arrange rien au contraire elle empire les choses
Si certains prennent des doses c'est pour penser à autre chose
Les frères sont armés jusqu'aux dents, tous prêts à faire la guerre
Ça va du gun jusu' au fusil à pompe, pit bull et rotweiller
A quoi ça mène, embrouille de cité, on se tape dessus
Mais tu te mets à chialer lorsque ton pote se fait tirer dessus
Encore un bico ou un négro, les babylons sont fiers,
Ça les arrangent ce coup là y aura pas besoin de bavure policière
Frère je lance un appel, on est là pour tous niquer
Leur laisser des traces et des séquelles avant de crever.
Ces textes révèlent certainement en grande partie l'environnement sémantique dans lequel s'inscrivent les violences urbaines françaises, et que d'autres facteurs ont contribué à transformer en guérilla ouverte. Ils montrent également que les affirmations selon lesquelles les propros très durs de Nicolas Sarkozy auraient à eux seuls mis le feu aux banlieues ignorent totalement les pyromanes qui s'y activent depuis plus de 15 ans. Le domaine du sens possède une inertie considérable, et il faut souvent des années pour faire évoluer certaines perceptions. La culture hip hop française a joué un rôle central dans la préparation du conflit qui aujourd'hui ne peut plus être ignoré.
En même temps, il ne faut pas sombrer dans le même excès et accuser les groupes de rap d'avoir exclusivement appelé à l'insurrection armée. Aux côtés des hymnes à la haine, leurs textes comptent aussi des cris évidents de souffrance, les marques de blessures jamais cicatrisées. L'une d'entre elles est notamment l'absence ou la distance du père, et donc ce vide dans l'autorité, qui est le thème choisi par NTM avec "Laisse pas traîner ton fils" en 1998 et par Sniper en 2003 avec "Sans [re]pères". Ou quand le cumul des drames familiaux vient se greffer sur les drames sociétaux pour fabriquer une jeunesse ennemie, dopée par la contre-culture rebelle et prisonnière de l'économie illégale.
Posté par Ludovic Monnerat à 11h42 | Commentaires (1)