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28 février 2006
Une question de communication
Récemment, un camarade avec lequel je travaillais sur un règlement militaire m'a fait remarquer que, au fil de l'avancée de sa carrière, il avait du mal à écrire « normalement » ; la discussion est venue alors que nous formations un paragraphe un brin complexe en un énoncé suivi de quelques énumérations. Ce qu'il voulait dire, c'est que la pratique des ordres militaires - structurés de manière à mettre en évidence les informations principales - avait changé sa manière de s'exprimer, de la même manière que la pratique intensive des présentations PowerPoint peut modifier les échanges. Ce qui est gagné en méthode, en concision et en clarté est perdu en spontanéité, en subtilité et en empathie.
Les armées ont adopté avec enthousiasme les moyens de communication modernes ; la semaine dernière, durant le Symposium du CHPM, il était assez frappant constater la différence entre les exposés présentés par des académiciens, le plus souvent pauvres en illustrations ou reposant même sur un texte lu, et ceux des 3 officiers des états-majors d'armée présents, avec chacun une vingtaine de folios PowerPoint finement ouvragés. Une telle tendance peut d'ailleurs mener à des excès indéniables, et les forces armées américaines ont pris des mesures dès la fin des années 90 pour réduire la surcharge des réseaux due à l'inflation des fichiers de briefings contenant une overdose de folios. Un phénomène qui met avant tout les réseaux sécurisés en difficulté, et incite à ne pas les employer.
Le courrier électronique est également une manière de prolonger l'altération de la communication. Il est souvent utilisé pour transmettre des directives routinières, des rappels concrets, ou pour coordonner la rédaction de documents ; de ce fait, les courriels circulant sur les réseaux militaires sont souvent une énumération de points à corriger, à intégrer ou à vérifier, qui sont exprimés dans un langage direct, aussi précis que froid. Les formules de politesse, parfois ajoutées de façon automatique sur Outlook, prennent ainsi un caractère formel qui les rend presque ironiques. Plus grave : le courriel donne l'impression de pouvoir tout traiter, d'être un moyen de conduite efficace et polyvalent, alors qu'il aboutit à des abstractions et à des automatismes qui en accentuent le caractère distant, désincarné.
La leçon que je tire de l'emploi à haute dose de ces technologies est celle-ci : plus nous sommes mis en réseau, plus nous avons la capacité de nous échanger à distance des informations écrites ou visuelles, et plus il est nécessaire d'avoir les gens avec soi, de les connaître, d'établir avec eux des liens étroits. Il faut comprendre ceci dans une perspective opérationnelle (la dispersion des forces à l'engagement suppose leur concentration avant celui-ci) et émotionnelle (les informations numérisées ne peuvent que confirmer ou prolonger ce qui a été transmis et tranché de vive voix et face à face). Le téléphone portable et la vidéoconférence sont des outils remarquables pour soigner les relations malgré la distance, mais ils demeurent des substituts partiels.
Le paradoxe de ce constat n'est toutefois qu'apparent : c'est l'immédiateté de la communication et l'accélération des cycles décisionnels qui renforcent l'importance de la compréhension et de la cohésion indépendamment des distances.
Publié par Ludovic Monnerat le 28 février 2006 à 17:12
Commentaires
Le constat est exactement le même en entreprise :). Visioconférence, téléphone, chat (oui, chat en entreprise, qui est un outil merveilleux, moins impersonnel, moins formel que le mail, sans le caractère dérangeant et obligatoirement immédiat du mail) ne remplacent pas les réunions en face à face, les rencontres, mais coûtent moins cher...
Par opposition, je reste surpris que personne ne demande l'installation d'un videoprojecteur à l'Asemblée (française, je ne sais pas pour la Suisse) avec passage de slides (brrh) et la totale. Même pour les conférences de presse, le seul dont je me souvienne, c'est Thierry Breton (l'habitude des roadshows avec les analystes financiers sans doute).
Publié par ylyad le 28 février 2006 à 21:06
L.M. : très juste, excellent, et d'applications multiples.
C'est la parenté (en un sens à définir) qui permet la coordination en univers imprévisible.
Publié par FrédéricLN le 28 février 2006 à 22:13
Je me souviens d'un type qui commencait sa présentation powerpoint avec un logo "5'000 heures de Powerpoint" pour montrer à quel point ce software était entré dans les moeurs. Il est vrai que bien utiliser, c'est un outil très précieux (et je dois dire que le maître de céans sait l'utiliser merveilleusement, autant d'un point de vue didactique que visuel). Par contre, j'ai aussi vu de réelles catastrophes (que du texte avec des bruits de sirènes pour chaque ligne qui apparait) où l'auteur aurait mieux fait de lire un texte sans appui ppt!!
Publié par dahuvariable le 1 mars 2006 à 8:47
Oui, enfin il ne faudrait pas abuser non plus de PPT... Je me rappelle d'un certain major qui a fait défiler la famille entière de tous les penguins de la terre à Colombier, lors d'un cours, pour ne citer que cet exemple :o)
Publié par Deru le 1 mars 2006 à 9:26
C'est vrai, Deru, des lamas auraient été nettement plus appropriés ! ;o)
Publié par Ludovic Monnerat le 1 mars 2006 à 11:38